Aspirine chez les patients atteints d’un syndrome coronaire chronique et sous anticoagulant oral
Aspirin in Patients with Chronic Coronary Syndrome Receiving Oral Anticoagulation
Lemesle G, Didier R, Steg PG & al for the Aquatic Trial Investigators
N Engl J Med 31/08/2025
https://doi.org/10.1056/NEJMoa2507532
CONTEXTE
Chez les patients atteints d’une insuffisance coronaire chronique (ICC), une monothérapie antiplaquettaire est recommandée pour prévenir les événements thromboemboliques (ETE) récurrents (1, 2). Environ 15 % de ces patients prennent aussi un anticoagulant oral (ACO) au long cours, principalement parce qu’ils ont une fibrillation atriale (FA) qui les expose à un haut risque d’accident vasculaire cérébral (AVC). Récemment, plusieurs études ont démontré que chez ces patients, l’association aspirine + ACO augmentait le risque d’hémorragie grave comparativement à un ACO utilisé seul (3-7). Cependant, ces études étaient randomisées en ouvert, avaient inclus un nombre très limité de patients à bas risque d’ETE et indemnes d’implantation de stent. Par ailleurs, chacune d’entre elles avait échoué à démontrer un bénéfice sur les ETE alors que cette association est régulièrement utilisée en pratique (8).
Bien qu’il y ait un rationnel pharmacologique (9, 10) à associer ces deux types de principes actifs chez ces patients, il n’a jamais été formellement démontré que cela réduisait les ETE sans (trop) augmenter le risque d’hémorragie grave.
OBJECTIF
Évaluer l’efficacité et la tolérance cliniques de l’ajout de 100 mg/j d’aspirine à un ACO chez des patients atteints d’ICC nécessitant un ACO au long cours et ayant bénéficié d’une implantation de stent depuis au moins 6 mois.
MÉTHODE
Essai prospectif randomisé en double insu exclusivement français conduit dans 51 services hospitaliers cardiologiques majoritairement publics, financé par le ministère de la Santé (PHRC). Il a inclus des patients coronariens chroniques nécessitant un ACO au long cours et ayant été « stentés » au cours d’un épisode coronaire aigu (ou autre) datant de plus de 6 mois. Ils ont été randomisés (ratio 1:1) pour recevoir 100 mg d’aspirine ou un placebo, en plus de leur ACO et sans modifier le reste de leur traitement chronique.
Le critère principal de jugement d’efficacité était composite : décès cardiovasculaire (CV) ou infarctus du myocarde (IDM) ou AVC, ou embolie systémique, ou revascularisation coronaire, ou ischémie aiguë des membres inférieurs. Afin d’éviter l’inflation du risque alpha (voir encadré), les nombreux critères de jugement secondaires ont été hiérarchiquement analysés selon l’ordre suivant : taux net d’événements cliniques (décès toutes causes + ETE + hémorragies graves) ; décès toutes causes confondues ; autre critère composite (décès CV, ou IDM ou AVC) ; décès CV seuls ; ETE.
Le critère de jugement principal de tolérance était les hémorragies graves selon la classification (11) de l’International Society on Thrombosis and Haemostasis (ISTH) : décès lié à l’hémorragie et/ou hémorragie au sein d’un organe critique (cerveau, œil, moelle épinière, péritoine, péricarde, etc.) et/ou réduction de l’hémoglobine plasmatique ≥ 5 g/dL. Les données manquantes lors de l’analyse statistique finale ont été incluses à l’aide d’une procédure d’imputation multiple.
Sur la base d’un taux sur le critère principal d’efficacité estimé à 16 % dans le groupe ACO + placebo et pour observer une réduction relative de 25 % à 2 ans sur ce critère dans le groupe aspirine + ACO avec une puissance de 80 % et un risque d’erreur de type 1 bilatérale de 5 %, il fallait inclure 945 patients dans chaque groupe. Avec un taux de perdus de vue estimé à 5 %, l’effectif total à inclure était de 2 000 patients.
L’analyse statistique a utilisé un modèle de Cox ajusté sur le type d’ACO (antivitamine K – AVK – ou anticoagulant oral direct – AOD). Elle a été faite en intention de traiter pour l’efficacité et dans la population ayant reçu au moins une dose de traitement alloué pour la tolérance. Les résultats sont fournis en hazard ratio (HR) avec un intervalle de confiance à 95 % et une valeur de p (si appropriée).
RÉSULTATS
Entre mai 2020 et avril 2024, 872 patients ont été randomisés : 433 dans le groupe aspirine et 439 dans le groupe placebo. À l’inclusion, l’âge moyen des 872 patients était de 71,7 ans et 85,3 % d’entre eux étaient des hommes. L’indice de masse corporelle moyen était de 28,4 kg/m2. Le délai médian depuis l’intervention pour stent était de 3 ans, 37,4 % étaient diabétiques, 68,8 % hypertendus, 70,6 % dyslipidémiques et 10 % fumeurs actifs. 72,1 % d’entre eux avaient un antécédent d’IDM, 90 % avaient une fibrillation atriale pour laquelle 89,7 % prenaient un AOD et 10,6 % un AVK. Le score moyen de risque d’AVC (CHAD2DS2-VASc) était = 4 soit élevé (≥ 2).
L’essai a été définitivement interrompu le 16 avril 2024 (durée médiane de suivi = 2,2 ans) à la suite d’une analyse intermédiaire préspécifiée au protocole montrant une augmentation significative de la mortalité totale (critère secondaire) dans le groupe ACO + aspirine : 58 décès (13,4 %) versus 37 (8,4 %) dans le groupe ACO + placebo : HR = 1,72 ; IC95 % = 1,14-2,58, p = 0,01.
En termes de résultat sur le critère principal d’efficacité composite, il y a eu 73 patients (16,9 %) avec un événement dans le groupe aspirine et 53 (12,1 %) dans le groupe placebo (HR = 1,53 ; IC95 % = 1,07-2,18, p = 0,02), soit 21 patients à traiter pendant 2,2 ans pour observer un événement du critère principal en plus dans le groupe aspirine (NNT). Il en était de même pour le ratio clinique net (1er critère secondaire hiérarchisé) : 124 patients (28,6 %) dans le groupe aspirine et 76 (17,3 %) dans le groupe placebo (HR = 1,85 ; IC95 % = 1,39-2,46, p < 0,001) (NNT = 9). Le résultat de l’analyse hiérarchisée sur le troisième critère secondaire (décès CV ou IDM ou AVC) n’étant pas significatif (p = 0,10), les résultats sur les autres critères secondaires d’efficacité sont uniquement exploratoires.
En termes de tolérance, il y a eu 44 (10,2 %) hémorragies graves selon la définition ISTH (11) dans le groupe aspirine et 15 (3,4 %) dans le groupe placebo (HR = 3,35, IC95 % = 1,87-6,00, p = 0,001), soit 15 patients à traiter par une petite dose aspirine pendant 2,2 ans pour observer une hémorragie grave en plus.
Enfin, les résultats sur les critères principaux d’efficacité et de tolérance allaient dans le même sens dans tous les sous-groupes préspécifiés au protocole même s’ils n’étaient pas significatifs à cause d’un effectif insuffisant pour montrer une valeur de p < 0,05.
COMMENTAIRES
Il est rare que le NEJM publie un travail de recherche exclusivement français, y compris en cardiologie, et même dans le cadre du congrès annuel de l’European Society of Cardiology. Il faut dire que l’essai Aquatic a été conçu et conduit par la fine fleur de la cardiologie et de la méthodologie nationales.
Premier constat issu des résultats du groupe placebo : les patients inclus dans cet essai étaient vraiment à très haut risque d’ETE puisque 12,1 % d’entre eux ont connu au moins un de ces événements en 2,2 ans de suivi (soit un risque d’événement CV = 55 % à 10 ans).
Deuxième constat, dans cette population à très haut risque d’ETE et malgré certains rationnels pharmacologiques, il est dangereux d’associer une petite dose d’aspirine aux anticoagulants oraux (AOD ou AVK) chez les patients atteints d’une ICC stentée associée à une FA déjà sous ACO. Contrairement à l’hypothèse d’une réduction relative de 25 % du risque d’ETE dans le groupe aspirine, les auteurs ont observé une augmentation relative de 53 % de ce risque. Ils ont également observé une très importante augmentation relative du risque d’hémorragie grave (HR = 3,35 ; p = 0,01) dans ce groupe comme dans deux autres essais précédents (3, 6). Cependant, l’essai Aquatic était méthodologiquement beaucoup plus solide que ses devanciers : double insu, population à haut risque d’origine européenne (et non majoritairement asiatique), pas de crossover, et inclusion de tous les types d’ACO (AOD et AVK) contrairement aux essais les plus récents (3, 6).
En pratique, chez des patients coronariens chroniques ayant bénéficié de la pose d’un stent et souffrant d’une FA, il ne faut pas associer une petite dose d’aspirine au traitement anticoagulant oral justifié au long cours.
Le coin du méthodo
La hiérarchisation des critères de jugement secondaires
Le petit p indique la part du hasard dans un résultat. Par convention internationale, et pour qu’il soit valide, la valeur de p qui accompagne un résultat doit être < 5 % (p < 0,05). Lorsqu’un essai comporte plusieurs critères de jugement secondaires, l’écueil est de multiplier le risque de résultat artificiellement significatif et lié au hasard.
Ce phénomène dit d’« inflation du risque alpha » peut être imagé par le nombre de lancements d’un dé pour obtenir un 6 : en lançant le dé une seule fois, il y a une chance sur 6 d’avoir un 6 ; si le dé est lancé 6 fois, la probabilité d’avoir un 6 au moins une fois augmente fortement. C’est la même chose pour la valeur de p : plus le nombre de tests est élevé, plus la probabilité d’en avoir au moins un significatif augmente.
Il y a plusieurs méthodes pour éviter l’inflation du risque alpha, dont la hiérarchisation des critères de jugement secondaires. Les biostatisticiens et les chercheurs préspécifient l’ordre dans lequel ces critères sont analysés. Lors de l’analyse finale, ils sont examinés les uns après les autres en tenant compte de cette inflation. Si le résultat d’une étape de cette hiérarchie est non significatif (p > 0,05), celle-ci doit être interrompue ou, au minimum, les valeurs de p ne doivent plus être fournies sur les critères d’aval.
Bibliographie
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