Les médecins libéraux allemands s’inquiètent de voir des investisseurs et des groupes financiers racheter de plus en plus de cabinets et des centres ambulatoires, tandis que les hospitaliers s’insurgent contre l’influence croissante des gestionnaires sur leurs décisions médicales, parfois contraire à l’intérêt des patients : les deux secteurs réclament des mesures pour enrayer ces évolutions.
Les hôpitaux publics et privés sont financés par des « forfaits par cas », calculés avec des points et des coefficients, mais beaucoup de médecins dénoncent ce système qui, selon eux, pousse les hôpitaux à « faire du chiffre » en privilégiant les actes les mieux rémunérés. Soutenu par plusieurs syndicats de médecins, le collectif des « blouses multicolores » (Bunte Kittel) réunit des jeunes médecins hospitaliers désireux d’alerter le grand public sur les « dérives » de ces forfaits. « Payer les hôpitaux en fonction de la rentabilité, c’est comme payer les pompiers en fonction du nombre d’incendies qu’ils éteignent », affirment-ils. Une enquête effectuée par l’Ordre vient de montrer que 80 % des médecins souffrent de la pression croissante des gestionnaires sur leur activité, et que la moitié d’entre eux, surtout les plus jeunes, voient leurs décisions thérapeutiques « parfois » ou « souvent » contestées pour des raisons financières.
Le nombre de médecins qui quittent l’hôpital pour échapper à ces pressions a fortement augmenté depuis quelques années… mais la situation n’est guère meilleure dans le secteur ambulatoire. Selon l’Union des médecins conventionnés bavarois, le nombre de cabinets médicaux détenus dans ce Land par des sociétés financières a augmenté de 72 % entre début 2018 et fin 2019, et 10 % des centres médicaux ambulatoires, les « MVZ », seraient actuellement entre leurs mains.
Les cabinets de radiologie et d’ophtalmologie ainsi que les centres de dialyse et les cabinets dentaires sont eux aussi particulièrement prisés des investisseurs, constate le Dr Philipp Schlechtweg, responsable d’une association de radiologues libéraux en Bavière. Il observe que ces structures facturent en moyenne 10 % d’actes de plus que celles détenues uniquement par des médecins, et augmentent encore leurs revenus en proposant aux patients des prestations complémentaires non remboursées, mais présentées comme nécessaires. De plus, relève-t-il, ces structures à but lucratif s’installent uniquement dans les zones les plus peuplées, et aggravent ainsi les déserts médicaux, sans offrir de garanties à long terme : « leurs propriétaires les fermeront dès qu’ils auront trouvé de meilleures sources de revenus, y compris hors de la santé ». Enfin, termine-t-il, il n’est pas normal que l’argent des assurés sociaux serve à financer des sociétés étrangères, qui ne paient pas d’impôts en Allemagne.
En ophtalmologie, le nombre de cabinets ou de centres détenus par des groupes financiers a été multiplié par trois depuis 2019, et atteint désormais les 500, deux sociétés en détenant à elles seules plus de la moitié. Leurs propriétaires, basés à Londres, sont très discrets, mais certains de leurs analystes expliquent qu’ils offrent une rentabilité de 10 à 20 %, non sans rappeler qu’ils sont soumis aux mêmes contraintes d’efficience que les cabinets traditionnels.
Appels aux pouvoirs publics
En 2018, le Bundesrat - l’équivalent de notre Sénat - avait souhaité réglementer l’accès des groupes financiers aux structures libérales de santé, mais le gouvernement d’alors n’avait pas donné suite au projet. Cette année, les organisations médicales, Ordre en tête, sont largement revenues sur le sujet lors de leur congrès annuel, tenu à Brême fin mai. Pour le président de l’Ordre fédéral, le Dr Klaus Reinhardt, « nous ne pouvons pas tolérer que des groupes de franchisés, guidés par le seul profit, s’emparent de notre système de santé, et nous ne voulons plus non plus que nos hôpitaux fonctionnent comme des industries ».
Le Congrès, dont les 250 délégués élus par leurs pairs débattent et votent des résolutions, a adopté plusieurs textes demandant aux pouvoirs publics de mettre un terme à l’emprise des groupes financiers sur les structures ambulatoires. Il demande la constitution d’un registre public et facilement accessible dans lequel la propriété des cabinets et centres médicaux serait clairement précisée, que ceux-ci appartiennent à des médecins, à des établissements de soins ou à des sociétés financières. De plus, les cabinets et centres médicaux relevant de groupes financiers devraient en faire mention sur leurs plaques et panneaux d’accueil.
Les lois encadrant l’achat et la création de services de santé ne sont plus assez efficaces pour contrebalancer les ambitions du monde de la finance, « qui découvre depuis quelques années ce nouveau marché prometteur pour lui », ont poursuivi les délégués. Enfin, ils ont souhaité que les gestionnaires hospitaliers qui feraient pression sur les médecins pour qu’ils augmentent ou limitent certains actes dans le seul intérêt des établissements puissent faire l’objet de sanctions.
Exergue: Les lois ne sont plus assez efficaces pour contrebalancer les ambitions du monde de la finance