LE QUOTIDIEN DU MÉDECIN : Six semaines après le début du confinement, y a-t-il eu des erreurs ou ratés impardonnables dans la stratégie gouvernementale ?
Dr PATRICK BOUET : L’absence de moyens de protection pour les professionnels est un raté inacceptable. Je ne peux me satisfaire des promesses du gouvernement qui annonce deux milliards de masques à la fin du mois de juin alors que des présidents de CME expliquent qu'ils ont seulement deux ou trois jours de stocks devant eux dans les hôpitaux et qu'en ville, on est toujours rationné de six masques FFP2 par semaine !
Il y a manifestement des blocages et des incompétences au niveau des administrations de l’État qui font que les décisions politiques ne sont pas appliquées. C’est insupportable car cela a de lourdes conséquences pour les soignants. Les Ordres départementaux ont déjà recensé 21 médecins décédés, plus de 2 500 contaminés et environ 80 hospitalisés dont 14 en réanimation dans une situation critique. J'exige d'ailleurs la transparence de l'État sur ces chiffres.
La pénurie durable de masques est-elle un scandale d’État ?
Le terme scandale n'est pas adapté. C’est une faute de l’État qui s’est contenté de dire qu’on ne pouvait pas avoir ces protections et s'est reposé sur des initiatives privées et territoriales pour que les masques arrivent au compte-gouttes dans les cabinets médicaux et des établissements. Mais dans quel pays sommes-nous ? On a laissé les professionnels de santé être au plus près des malades sans leur assurer les garanties minimales indispensables pour se protéger eux-mêmes et pour protéger ceux qui les entourent. C’est une rupture entre le monde de la santé qui s’est mobilisé et la gouvernance qui continue de faire des promesses…
Consultations par téléphone, renouvellement d’ordonnances périmées par les pharmaciens… Ces solutions dérogatoires sont-elles légitimes ? Faut-il aller plus loin ?
Il a fallu que tous les professionnels de santé parlent d’une même voix pour que l’État accepte de faire évoluer les règles du jeu. C’est le cas pour la téléconsultation par téléphone. Mais ces solutions dérogatoires justifiées par l’état d’urgence sanitaire ne doivent pas devenir définitives sans que les acteurs donnent leur avis. Il faudra être vigilant. L’épidémie ne doit pas modifier durablement la logique du parcours de soins.
La profession se déchire sur la chloroquine. L’Ordre de PACA a pris la défense du protocole du Pr Raoult. On ne vous a guère entendu sur cette division médicale…
Mais je suis sidéré de voir que des grands noms de la science ont choisi de débattre par médias interposés sur des sujets que seule la science peut résoudre. En tant que médecin, j’en veux beaucoup à ceux qui se soustraient aux exigences scientifiques pour avancer des informations sur des traitements miracles, des prises en charge empiriques affirmées comme étant réelles et efficaces.
Le débat scientifique est pour moi naturel. Mais dans cette période de vulnérabilité, face à une population très fragilisée, qui voue une grande confiance aux médecins, il serait inadmissible de susciter de faux espoirs. J’en veux aux médecins qui entretiennent cette angoisse et cette insécurité dans la population.
Précisément, face aux « protocoles sauvages » et « remèdes miracles », quelle est la position de l'Ordre ? Y aura-t-il des sanctions ?
Nous sifflons la fin de la partie. L’Ordre a adressé une lettre à ses conseils départementaux en identifiant une vingtaine de médecins qui se sont exprimés dans la presse en parlant des traitements et remèdes X ou Y. Ces praticiens devront s'expliquer et les conseils départementaux décideront. Cela peut aboutir à des renvois vers les juridictions disciplinaires indépendantes qui décideront de sanctionner si nécessaire. En tant que garant de la déontologie, l’Ordre est déterminé à agir pour obtenir de nos confrères une attitude conforme aux règles en vigueur sur les protocoles de recherche clinique, le recueil du consentement des patients mais aussi les prescriptions hors AMM.
Les professionnels de santé alertent sur le renoncement aux soins. Craignez-vous une deuxième crise sanitaire ?
Oui. Il serait déraisonnable de ne pas la redouter. Dans les filières du cancer, dans le champ cardiovasculaire, en endocrinologie ou en gynécologie, nous allons devoir gérer des complications dues à des retards de prise en charge.
Nos collègues des établissements de santé ont déjà prévenu qu’ils se retrouvaient avec des complications inhabituelles de pathologies. Cela veut dire que ces patients n’ont pas consulté en amont leur médecin et viennent seulement quand les symptômes se sont accumulés ou aggravés.
L’Ordre a demandé à l’État de changer ses messages pour que la population comprenne qu’à côté du Covid il y a toutes les autres pathologies non Covid et qu'il faut que les patients consultent tous leurs médecins. Cela a finalement été fait. En tout cas, les médecins traitants doivent restaurer très rapidement leur filière de soins "hors Covid" en allant au contact de leurs patients. Nous leur demandons d’assumer cette responsabilité.
L’impact économique sur les cabinets est majeur. Comment l’Ordre peut-il aider les médecins en difficulté ?
En soutien des syndicats médicaux, l’Ordre s’est battu pour que l’entreprise médicale libérale soit incluse dans les mesures d’aide financière et d’allègement des cotisations sociales et pour que les médecins des établissements ainsi que les étudiants puissent bénéficier de primes.
Dans cette période, il n'y aura pas de relance de cotisations ordinales. Enfin, le fonds ordinal d’entraide est mobilisé pour les professionnels, quel que soit leur mode d’exercice, ainsi que pour les remplaçants. Tous les jours enfin, l’Ordre reçoit 50 à 80 appels sur le numéro vert au lieu de 300 à 350 appels par mois.
Vous vous êtes prononcé contre l'ouverture des écoles dès le 11 mai. Or, cette ouverture sera progressive, par petits groupes d'élèves. Est-ce toujours une mauvaise idée ?
Il ne suffit pas de dire qu’on va ouvrir les écoles, encore faut-il que l'ensemble des prérequis soient réalisés pour assurer la sécurité sanitaire. Cela veut dire en clair la mise à la disposition des masques, les tests massifs et la gestion du parcours de santé des personnes contaminées. Cela suppose aussi la mobilisation de tous les acteurs ambulatoires et hospitaliers au même moment. Je ne veux pas voir reproduire le schéma du début d’épidémie où on a mobilisé qu'une partie du système de santé, l'hôpital public et la réanimation.
Le traçage des données mobiles est évoqué pour limiter la contamination. Est-ce liberticide ?
Le débat avec la représentation nationale devra fixer les limites à ne pas franchir. Le traçage des données mobiles ne peut être compris par la population que s’il est basé sur le volontariat et l’anonymat. Ne faisons pas croire non plus aux Français que leur sécurité sanitaire sera assurée par ce seul outil technologique !