Juin 2023, Marseille. La foule se presse autour de l’imposante silhouette du Persévérance. Ce monstre d’aluminium de 42 mètres appartient à Jean-Louis Étienne. Cette goélette conçue pour naviguer en conditions extrêmes en milieu polaire est baptisée. Secrétaire d’État, élus, Marine nationale, journalistes… sont présents. Catherine Chabaud, navigatrice, députée européenne, brise la bouteille de champagne sous les applaudissements de tout un port.
Jean-Louis Étienne, qui a embarqué comme médecin sur Bel Espoir avec le père Jaouen, sur Pen Duick 6 avec Éric Tabarly, est aussi le premier homme à avoir rallié le pôle Nord seul en 1986 après 63 jours de marche. Plusieurs missions au sommet de l’Everest complètent ce palmarès. Ce parcours incroyable a commencé il y a quelques décennies entre deux sœurs et des parents aimants, dans un petit village du Tarn près de Castres.
Une enfance heureuse, de premières envies d’exploration
« Rien dans ma famille ni mon histoire ne me prédestinait au chemin que j’ai choisi, observe Jean-Louis Étienne. Ma mère, d’origine italienne, est arrivée pendant la guerre. Je suis né entre route et champs, on n’avait pas l’eau courante… Dans cette maison, à part l’amour, il n’y avait pas grand-chose. » À 14 ans, le garçon un peu timide qui rêve déjà de bivouacs, joue au rugby et campe seul dans les Pyrénées, de préférence en hiver.
Plus attiré par la nature que par l’enseignement tel qu’il est dispensé à l’école, le jeune garçon est orienté vers un CAP de tourneur fraiseur. « J’étais un peu dérouté, mais je me suis intéressé à cet enseignement, et j’ai découvert les mathématiques », raconte-t-il. Ses résultats et l’intervention d’une professeure le remettent en voie générale.
Le bac en poche, il s’inscrit en médecine. On est en 1968, la désorganisation des cours se fait sentir. Il se présente tous les matins au bloc. Fini par être admis dans le temple, et un jour, « habillé », à la demande du chirurgien. « C’est le coup de foudre, je retrouve en médecine le travail manuel, la chirurgie est une évidence pour moi », partage-t-il.
L’homme qui prendra la mer au lieu de la direction du bloc
L’appel du large n’a pas disparu. Jean-Louis est médecin, mais au lieu de prendre le chemin du bloc, il va prendre la mer. « J’ai proposé mes services et c’est ainsi que je me suis retrouvé embarqué pour mes premières courses autour du monde sur Pen Duick 6 avec Tabarly, puis L’Everest. C’est la médecine qui m’a ouvert la voie vers ces grandes expéditions », confie Jean-Louis Étienne. Avant d'ajouter : « Je suis parti pensant revenir, mais je me suis fait happer par la médecine d’expédition. J’aimais la chirurgie, l’intensité du bloc, ce petit carré où le geste est si précis, l’équipe, j’ai aimé cette ambiance. Mais je suis heureux de la vie que j’ai choisie. La médecine aussi est un métier d’explorateur. Le corps est un continent. Et la médecine permet l’évasion du voyage. »
L’explorateur raconte avec tendresse ses parents, artisans, qui se mettent sur le tard au vélo et au bivouac. « Ils venaient m’attendre au retour de mes expéditions, mon père s’en foutait que je rentre de l’Everest ou d’ailleurs, il me racontait qu’avec ma mère ils avaient traversé le Lot… » Et ses fils - l’un embarqué nourrisson sur l’expédition Clipperton dans le Pacifique…
La mission Polar POD, aux confins du monde et des mers
Cap sur l’océan austral, cet anneau océanique de 20 000 kilomètres de circonférence, à la croisée des eaux de l’Atlantique, de l’Indien et du Pacifique. « Cet immense océan de tempêtes est encore méconnu, les campagnes se font en été. Ses eaux froides et agitées absorbent près de 50 % du gaz carbonique absorbé par les océans et 93 % de l’excès de chaleur », explique-t-il.
C’est le principal puits de carbone de la planète et un gigantesque réservoir de biodiversité. Pour l’explorer, la mission se prépare. Le bureau d’ingénierie navale SHIP ST de Lorient a conçu le Polar POD. « Grâce à ce vaisseau habité qui sera entraîné par le courant circumpolaire, nous en ferons l’inventaire avec des approches novatrices, détaille l'explorateur. C’est un bâtiment différent des autres, on est entraîné lentement par le courant. » Pour recruter l’équipage qui vivra à bord de ce flotteur géant qui sera ballotté par des flots parfois furieux, la mission a été accompagnée par la Marine nationale et l’IPF (1), qui sélectionne les équipes hivernant de longs mois dans des bases terrestres antarctiques.
« Ce qu’il a fallu surtout, c’est tester la résistance de ces marins et navigants aguerris à des conditions très particulières de navigation. » S’ils seront relevés régulièrement, avitaillés par le navire Persévérance, leur mental devra être d’acier. Ce que l’explorateur, qui a affronté le chaos mouvant de la banquise et les parois redoutables de l’Himalaya connaît bien…
« Par moins 50 degrés, la tentation de l’abandon est forte… La banquise est un chaos, avec des morceaux qui se chevauchent, des murs de cinq ou six mètres, il faut trouver un passage sur des blocs instables… Je me parlais, je parlais à mon matériel – le réchaud c’est le Saint Sacrement, votre vie en dépend -, réussir c’est 70 % avec la tête et 30 % avec le corps… », explique Jean-Louis Étienne.
La médecine aux premières loges des grandes explorations
Après une première mission au camp de base de l’Himalaya pour secourir des alpinistes en difficulté à 8 000 mètres, Jean-Louis Étienne comprend que ces expéditions seront sa vie… Et le pôle Nord, « peu technique, tirer un traîneau, tout le monde peut le faire », s’impose vite. Il est notamment entraîné à l’hôpital des armées de Lyon en caisson refroidi.
Ses constantes évoluent entre avant et après le pôle Nord. Cette adaptation de l’organisme au froid ressemble à son adaptation à l’hypoxie d’altitude et a fait l’objet d’une thèse de médecine. L’explorateur s’entraîne aussi au Canada (Mc Gill) à la thermorégulation volontaire, une approche qui offre des possibilités intéressantes dans la maladie de Raynaud.
« Pour cette mission, nous avons à bord, des médicaments et du matériel nous permettant de réaliser des examens simples – électrocardiogrammes par exemple -, en lien avec le service d’assistance médicale aux navires du CHU de Purpan (Toulouse). L’officier peut prescrire à un membre de son équipage ce que lui recommande le médecin, à terre », détaille-t-il.
Côté recherche, un cytomètre dernière génération permettra des analyses extrêmement fines, de l’ordre du micron. « L’océan est rempli de virus, c’est une population de virus très intense, avec une activité biologique de protection des espèces au contact de ces virus et bactéries. »
« En faisant de la génétique sur ces populations, nos relevés et nos analyses livreront indirectement de précieuses informations en santé humaine, et sur l’impact de l’homme sur l’océan », observe-t-il. Ces résultats sont attendus par la communauté scientifique internationale, en particulier les 43 institutions scientifiques de 12 pays impliquées dans ce projet.
L’explorateur se fait passeur pour les générations futures
« On me dit parfois que je dois aimer le froid, mais personne ne peut aimer le froid, ce qu’on aime ce sont les régions polaires ! J’avais posé la question à Théodore Monod : est-ce qu’on lui demandait s’il aimait le chaud ? Il avait ouvert de grands yeux ! Ce que nous avions en commun, ce sont les grands déserts, loin de l’agitation du monde, des lieux en apesanteur. » Que ressent-on au pôle Nord ? « C’est un moment d’une très grande intensité, tout est heureux. » Mais en amont de chaque réussite, il y a des mois de préparation. Et puis ce départ, début de l’expédition, qui est en soi l’aboutissement d’un long chemin. « Lorsque le rêve a pris forme, rien ne peut plus arrêter le départ vers ces espaces qui portent mes rêves », confie-t-il.
Cette expédition est l’occasion d’un projet pédagogique international sur les sciences de la vie, de la terre et de l’environnement avec l’UICN (2). « La jeunesse a besoin de rêve, de modèles d’audace, d’engagements incitatifs, de croire en ses ambitions, affirme Jean-Louis Étienne. Oser c’est engager son imaginaire au-delà des certitudes, des frontières du connu. »
Repères
9 décembre 1946 : Naissance à Vielmur-sur-Agout (Tarn), près de Castres
1975 : Médecin breveté dans la marine marchande
1977-1978 : Médecin sur le voilier Pen Duick 6 d’Éric Tabarly pour la Course autour du monde
14 mai 1986 : Premier homme à atteindre le pôle Nord en solitaire, tirant son traîneau pendant 63 jours
1989-1990 : Expédition Transantarctica : avec une équipe internationale de six personnes, plus longue traversée de l’Antarctique jamais réalisée (6 300 km) en traîneaux à chiens
1991-1992 : À bord du voilier polaire Antarctica - aujourd’hui rebaptisé Tara – départ pour la Patagonie, la Géorgie du Sud et la péninsule Antarctique
2002 : Mission Banquise, une dérive de trois mois sur la banquise du pôle Nord, à bord du Polar Observer pour un programme de mesures sur le réchauffement climatique
2005 : Expédition sur l’île Clipperton pour un inventaire de la biodiversité et un état de l’environnement de cet atoll français du Pacifique
Juin 2023 : Baptême de Persévérance, début des premiers relevés en juillet
Juin 2025 : Baptême prévu de Polar POD et départ de l’expédition pour trois années en mer
« C’est beau la persévérance, c’est ce qui m’a permis de tenir lors de mes expéditions, c’est pour cela que j’ai baptisé ainsi ce navire. Il faut résister en permanence contre la tentation de l’abandon. C’est ainsi que l’on donne corps à nos idées, que l’on transforme nos rêves en réalité. C’est précieux une idée à laquelle on tient, il ne faut pas l’abandonner. »
Dr Jean-Louis Étienne
(1) Institut Polaire Français
(2) Union internationale de conservation de la nature