LE QUOTIDIEN : Depuis 2019, vous êtes en charge de la feuille de route du numérique en santé. Concrètement, pour le médecin, à quels changements s’attendre dans les mois à venir ?
DOMINIQUE PON : L’un des premiers grands jalons, c’est la mise en place de l’Identité Nationale de Santé (INS). Nous devons commencer par identifier les patients de la même façon dans tous les logiciels. Aujourd’hui, malheureusement ce n’est pas le cas : chaque logiciel va identifier différemment le patient. Vous n’êtes pas le même « patient numérique » dans les logiciels de votre médecin, de votre pharmacien, de votre hôpital… D’un point de vue numérique, nous ne pouvons donc pas être sûrs à 100 % que l’on parle de la même personne ! Pourtant, c’est le B.A.-BA pour échanger des données de santé de manière sécurisée, ça aurait dû être mis en place il y a au moins 15 ans…
La messagerie sécurisée peine à s’installer dans les pratiques…
La messagerie sécurisée va devenir obligatoire pour tous les professionnels de santé. Aujourd’hui, 50 % des médecins en ont une, mais l’usage est compliqué. Il faut arrêter d’utiliser Gmail pour communiquer avec son patient : on ne respecte pas la loi, les données ne sont pas hébergées en France… Utilisons un canal sécurisé ! C’est pour ça que nous avons mis en place un espace de confiance des messageries sécurisées – « MSSanté ». Nous allons accompagner les praticiens pour les aider à développer l’usage d'une messagerie sécurisée.
Il existe des milliers de logiciels médicaux différents. Comment les rendre enfin interopérables ?
C’est les 12 travaux d’Hercule ! À partir de cet été, nous démarrons la labellisation de tous les logiciels des professionnels de santé et des hôpitaux. Ils devront tous intégrer les services socles nationaux de sécurité et d’interopérabilité : INS, messagerie sécurisée, DMP, e-CPS… L’objectif est que d’ici à deux ans, 80 à 90 % des médecins soient équipés avec des logiciels labellisés. Ça va être un changement très important dans les pratiques. Et les éditeurs de logiciel devront jouer le jeu : d’ici à trois ans, un logiciel qui n’est pas labellisé ne pourra plus exister en France. C’est un travail énorme, et nous mettons les mains dans le cambouis technique pour accompagner les industriels dans cette bascule.
Ce financement utilise-t-il les deux milliards d'euros mis du Ségur du numérique ?
Effectivement, ces deux milliards d'euros historiques du plan « Ségur numérique » intègrent une enveloppe dédiée aux éditeurs, mais aussi un budget pour inciter financièrement les médecins à jouer le jeu du partage des données de santé, via la messagerie sécurisée et le dossier médical partagé.
Cette incitation sera-t-elle reversée sous forme d’une ROSP (rémunération sur objectifs de santé publique) ?
C’est en cours de discussion dans le cadre des négociations conventionnelles avec l’Assurance-maladie.
Quel avenir pour la e-CPS ?
Elle existe depuis plus d’un an et son usage a explosé avec le Covid, notamment pour accéder à « Vaccin-Covid ». D'une poignée il y a quelques mois, nous sommes passés à 162 000 e-CPS actives en avril 2021. L’usage de la e-CPS va se déployer pour accéder à des services numériques nationaux. D’ici à un an, les médecins pourront accéder au DMP via la e-CPS avec le smartphone, puis à Amelipro ... C'est pour cela que l’on rend obligatoire la compatibilité des logiciels métiers avec la e-CPS. L’idée à terme est que la facturation en cabinet évolue avec une e-CPS pour le médecin et une e-carte Vitale pour le patient, permettant de nouveaux usages en téléconsultation ou en visite à domicile.
Quand souhaitez-vous développer à grande échelle la carte verte dématérialisée ?
L’appli carte Vitale est déjà expérimentée dans plusieurs territoires par l’Assurance-maladie chez des médecins équipés de logiciels compatibles. Nous démarrerons sa généralisation dans le courant du deuxième semestre 2022. Il faudra plusieurs années pour la déployer à tous les Français, mais ça sera une petite révolution ! Comme la carte Vitale actuelle, l’appli permettra le paiement et le remboursement des soins ; mais au lieu de l’insérer dans un lecteur, l’appli enclenchera une télétransmission, sans fil, directement du téléphone. La seconde fonction de cette « e-carte Vitale » est qu’elle permettra aux Français de se connecter de façon sécurisée aux applis de santé, notamment au futur « Mon espace santé ».
Justement, « Mon espace santé » sera ouvert à tous les Français à partir de janvier 2022. Quels services souhaitez-vous apporter aux patients ?
« Mon espace santé » intégrera quatre briques : une adresse de messagerie sécurisée, un accès retravaillé au DMP, un agenda de santé, et un catalogue d’applications de santé, labellisées par l’État via un comité de référencement. Nous demanderons d’ailleurs l’avis des professionnels de santé : applis de prévention, de téléconsultation, de pré-admission à l’hôpital, dispositifs médicaux connectés, applis de gestion de son parcours de soins, pour une femme enceinte ou un insuffisant cardiaque par exemple… Pour éviter de chercher dans la jungle de Google, le médecin pourra avoir à portée de main des applis à conseiller à son patient, et suivre ses données sur le DMP. L’idée est aussi de proposer un outil ergonomique pour inciter les Français à renseigner eux-mêmes des informations sur leur santé : la photo d’un dernier résultat de biologie, ses antécédents médicaux, le compte rendu d’une chirurgie…
« Mon espace santé » signe-t-il définitivement l’échec du DMP, 17 ans après sa création ?
Le concept du DMP – lorsqu’il a été lancé en 2004 par Philippe Douste-Blazy – était de proposer au patient un coffre-fort numérique de santé. Mais petit à petit, il a changé d’orientation pour devenir un outil d’interopérabilité entre professionnels de santé. Le problème, c’est que nous ne sommes pas allés au bout de la démarche pour modifier tous les logiciels des praticiens et les rendre interopérables avec le DMP. On s’est arrêté à mi-chemin !
En outre, en termes d’ergonomie, l’appli DMP n’a pas été pensée pour le patient lui-même. Pourtant, le principe du coffre-fort numérique de santé était bon. Avec « Mon espace santé », l’idée est de développer une plateforme ergonomique, souveraine, hébergée en France, et de rendre tous les logiciels des professionnels et établissements de santé en France compatibles avec cette plateforme.
Si ces services avaient été opérationnels, la gestion de la pandémie aurait-elle été différente ?
Ça aurait tout changé ! Il y aurait eu des consignes sanitaires dans Mon Espace santé, les résultats de tests PCR en temps réel, la mise en place de contact-tracing plus précoce … Et tous les Français auraient leur carnet de vaccination en ligne automatiquement.
Certains ont pointé du doigt l’agilité des start-up par rapport à l’Etat face à la pandémie…
Ça me met en colère d’entendre ça, car c’est totalement faux ! Doctolib et Vite Ma Dose, par exemple, se sont énormément appuyés sur l’organisation et les outils de l’État. Quand vous interrogez Guillaume Rozier [fondateur de CovidTracker et de Vite Ma Dose, NDLR] , il explique qu’il a été épaté par l’agilité de l’État, qu’il n’aurait rien pu faire sans l’open data de l’État… En moins d’un mois, l’État avec l’AP-HP et des industriels, ont été capables de collecter en temps réel tous les tests PCR de France dans le logiciel Si-DEP ! C’est un exploit déterminant dans la gestion de l’épidémie. Nous avons labellisé les logiciels de téléconsultation en un temps record. Les autres pays envient la dynamique française du numérique en santé, alors de grâce, arrêtons de nous autodénigrer sans cesse !
La France peut-elle devenir le leader européen de la e-santé ?
Nous sommes à un moment de vérité pour la e-santé. Tout va se jouer dans les 24 prochains mois. Le numérique en santé en France ne pourra fonctionner que s’il y a une mobilisation solidaire, si les industriels jouent le jeu, mais aussi les médecins, en partageant les données de santé par des canaux sécurisés régaliens. Si nous n’arrivons pas collectivement à construire notre souveraineté numérique en santé, nous finirons à coup sûr chez les GAFAM… Nous perdrons alors notre souveraineté numérique, comme on a perdu il y a 15 ans notre souveraineté industrielle. Aujourd’hui, la France est dans le milieu de peloton européen en matière de numérique en santé, mais si nous nous mobilisons collectivement, je suis convaincu que d’ici à deux ans, nous serons le maillot jaune de l’Europe !
« L’objectif est que d’ici à deux ans, 80 à 90 % des médecins soient équipés avec des logiciels labellisés »
« Arrêtons de nous autodénigrer sans cesse ! »