Décision Santé. « Tout aventurier naît d’un mythomane », vous citez cette phrase d’André Malraux dans votre précédent livre2. Yersin était-il un mythomane ?
Patrick Deville. Yersin contredit totalement Malraux qui pense aux artistes et écrivains, voire à lui-même. Yersin en revanche fait ce qu’il dit. Dit ce qu’il fait. D’où l’incapacité de Yersin à créer une œuvre artistique. J’éprouve une immense admiration pour lui. Pour autant, je n’ai pas écrit une hagiographie, pas plus une biographie. Au départ, j’avais le projet d’écrire sur Pasteur et sa première bande de la rue Vauquelin. J’ai aussi été inspiré par l’école navale de Brest. Yersin et Calmette avant leur rencontre à Saïgon ont eu des parcours diamétralement inverses. Calmette fait médecine à la santé navale à Brest avant de devenir Pasteurien. Pour Yersin, c’est l’inverse. Il entreprend des études de médecine après son arrivée chez Pasteur.
D. S. Tous ces médecins qui essaiment autour du monde pour créer des Instituts Pasteur sont-ils les vrais créateurs de Médecins Sans Frontières ?
P. D. Ces jeunes pasteuriens qui vrombissent sur les épidémies et se révèlent admirables sont en fait manipulés par les hommes politiques. Leur récit s’inscrit dans l’histoire de la colonisation et celle de la troisième République. Quelques décennies après cette première épopée leur ont succédé les organisations non gouvernementales (ONG). Cette appellation est d’ailleurs un oxymore. Chaque État a ses ONG. Cela n’enlève en rien à ce qu’elles réalisent de magnifique sur le terrain.
D. S. Yersin est bien un aventurier.
P. D. C’est un aventurier. Je crois toutefois qu’il aurait refusé ce terme selon lui trop péjoratif. Il préférait le mot explorateur. On peut découper la période où il mène des explorations en deux phases. Au cours de la première, il part seul et à ses frais. Puis sur un temps court, deux à trois ans, il devient explorateur professionnel, mandaté et payé par la troisième République. Et sera l’un des premiers ethnologues scientifiques, tout en étant cartographe, photographe. Rien à voir avec un aventurier qui se met hors la loi, à l’image d’un Malraux par exemple.
D. S. Pourquoi Yersin aujourd’hui en dépit de son œuvre est-il si peu connu ?
P. D. C’est un génie scientifique. Pourtant en France, il n’est quasiment connu que des médecins pour avoir découvert le bacille de la peste. Et encore ils prononcent son nom « Yercine » comme s’il avait été contaminé par le mot latin yersinae. Il est très oublié du grand public en France et en Suisse également où il est né. En revanche, au Vietnam son souvenir est encore très vif dans la mémoire collective. Il faut dire que les deux seuls noms français encore sur les plaques des rues sont Pasteur et Yersin. Il est là-bas reconnu moins pour son œuvre scientifique que comme homme de bien. Dans la région de Dalat, on cultive si l’on ose dire le souvenir de l’horticulteur. Il y a là un immense portrait en pierre de Yersin. Quant au lycée, il porte toujours son nom.
D. S. Cette mémoire est liée au fait qu’il a découvert le plateau…
P. D. Où Paul Doumer a ensuite fait construire une ville. Phénomène curieux, alors que la guerre a duré plus de quarante ans, elle a toujours épargné Dalat. Ville oubliée des Japonais, puis des B52, elle a d’abord été pensée par les Français comme une ville utopique et créée ex nihilo sans lien avec le passé. Aujourd’hui encore y poussent grâce à son climat des artichauts, des glaïeuls, des vignes.
D. S. Si Dalat demeure ce qu’elle était, ce n’est pas le cas de Paris qui était encore, vous l’écrivez, dans ces années-là une ville moderne. Tout au long, le livre distille une certaine nostalgie.
P. D. Paris est toujours la ville la plus agréable du monde. Simplement si l’on prend le critère de modernité, c’est fini depuis longtemps. En vérité, ce n’est pas un problème français mais européen. C’est le sujet en creux de mes cinq derniers livres. Ils commencent tous en 1860 jusqu’à nos jours, année cruciale et vont vers l’est entre les tropiques et l’équateur. Vous parlez de nostalgie. Mais ce n’est pas exactement cela. Mes livres interrogent plutôt la notion du mieux, du progrès dans les sciences, la politique. J’éprouve de la tendresse et de l’admiration, deux sentiments contradictoires pour ces barbichus politiques de la IIIe République. Yersin croise le destin exemplaire de Paul Doumer. Orphelin, fils de pauvre, natif d’Aurillac, il devient ouvrier puis professeur de mathématiques, député, et enfin président de la République assassiné. Aujourd’hui, ce serait un enfant issu d’une famille monoparentale de Clichy-sous-Bois ou d’Ivry sur Seine.
D. S. Vous pointez le curseur sur l’année 1860. On aurait plutôt choisi 1848, l’année des révolutions en Europe.
P. D. Certes. Mais 1860 s’inscrit au cœur du Second Empire, une époque marquante selon un point de vue international. Rappelons une évidence. Pasteur n’existe pas sans le Second Empire. Surtout, une certaine Europe constituée par l’Angleterre, la France et l’Allemagne, nations qui sont alors à leur apogée, va s’autodétruire. Le suicide va prendre du temps. Mais c’est inéluctable. Le titre du livre n’est pas seulement une référence à une expression populaire. Peste renvoie à l’Institut Pasteur, à Yersin. Le choléra a été vaincu par Koch à Berlin. Quant à l’esperluette entre les deux, c’est Sedan.
D. S. Dans ce livre, un écrivain parle de sciences. Vous vous étonnez d’ailleurs que Jules Verne n’ait pas écrit une vie de Yersin. Que partagez-vous avec l’auteur de l’Ile mystérieuse ?
P. D. Son pessimisme radical. Je suis né près de Nantes, la ville natale de Jules Verne. Il n’écrira pas la vie de Yersin ou de Brazza, mais celle de Livingstone dans son grand roman anti-esclavagiste. Il est d’ailleurs curieux qu’il n’ait pas davantage écrit sur cette partie de l’Asie.
D. S. Le livre ne raconte pas seulement la vie de Yersin. Il contient d’incroyables anecdotes comme celle de Joseph Meister.
P. D. Cette histoire m’a été offerte par Daniel Demellier de l’Institut Pasteur. Joseph Meister comme on l’apprend dans les manuels scolaires est le premier enfant sauvé de la rage grâce à Louis Pasteur. L’enfant retourne ensuite dans sa région natale en Alsace. Puis, quelques années plus tard, le maître l’engage à l’Institut. Certes, sans Pasteur, le petit Joseph serait mort. Mais toute sa vie, son métier sera d’être la preuve vivante du génie de Pasteur. À la différence de Yersin, Pasteur consacre une large part de son temps à édifier sa statue au burin. À l’arrivée des Allemands en 1940, pensant qu’ils allaient profaner le tombeau dans la crypte de son bienfaiteur, Joseph Meister se suicide.
En me plongeant dans les archives de l’Institut Pasteur pour la préparation de ce livre, je ne m’attendais pas à trouver un tel trésor. Un projet de livre iconographique est d’ailleurs en projet, en collaboration avec les éditions du Seuil et l’Institut.
D. S. Mais au-delà du destin de Yersin d’origine suisse qui hésite dans sa jeunesse entre l’Allemagne et la France, ce livre est un pont entre ces deux nations.
P. D. C’est l’un des sujets du livre. Il demeure suisse. Il prend un passeport français tout simplement parce que l’exercice de la médecine est réservé aux ressortissants français. Il commence ses études en Allemagne. Les poursuit en France pour des raisons pédagogiques. Domine alors l’enseignement au lit du patient selon le modèle de Laennec.
On ne peut rien reprocher à Yersin, sauf peut-être son absence de légèreté, d’élégance à la française, à la manière de Voltaire. Dernier encyclopédiste héritier des Lumières, c’est un génie scientifique. Quant il se lance dans l’astronomie, il publie immédiatement dans une des plus grandes revues. Il se rend en Indonésie dix ans seulement après l’invention du pneu par Dunlop et imagine d’emblée l’immense potentiel de cette invention. Il investit ses propres deniers, mais n’imagine pas un seul instant en tirer un profit pour son usage personnel.
D. S. Il y a toutefois un point aveugle autour de sa sexualité.
P. D. Circulent des légendes noires à ce propos. On lui prête au Vietnam de nombreuses descendances, fausses en vérité. D’autres ont deviné chez lui des tendances homosexuelles. Tout cela est faux. Dans une longue lettre magnifique jamais citée auparavant adressée à Paul-Louis Simon, qui identifié la puce comme vecteur de la peste, il lui donne rendez-vous en conclusion lors d’un prochain séjour au bordel. C’était un hygiéniste. Je ne suis pas sûr que l’on ait autant interrogé Plutarque sur la sexualité de ses hommes illustres…
D. S. S’il n’est pas un descendant de Voltaire, c’est peut-être un héritier de Jean-Jacques Rousseau.
P. D. Sûrement, d’autant qu’ils sont tous les deux suisses.
2. Kampuchéa, Patrick Deville, collection Points, éd. du Seuil, 6,70 euros, 2012.
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