Les médecins généralistes n’ont pas attendu que la médecine générale devienne une spécialité pour se « spécialiser »... Tel est le fil rouge du premier ouvrage de sociologie jamais consacré à la profession. Sous la direction de Géraldine Bloy et de François-Xavier Schweyer une vingtaine de sociologues ont tenté de décortiquer ce qui fait la médecine générale et les médecins généralistes aujourd’hui. « Singuliers généralistes » -c’est le titre de l’ouvrage- renvoie l’image d’une profession, sinon- hétérogène, du moins infiniment variée quant aux façons de l’exercer : peut-être parce qu’elle rassemble un groupe numériquement énorme, peut-être aussi parce que, comme le souligne certains auteurs, elle a longtemps dû se constituer comme par défaut par rapport aux autres spécialités médicales. «Les généralistes sont singuliers parce que méconnus, singuliers par leur isolement et dans une relation particulière à leur clientèle; singuliers aussi au sens de marginalisation par rapport à nos institutions. Toute son histoire fait donc de la médecine générale une profession plus hétérogène que d’autres spécialités médicales,» résume Géraldine Bloy. Un constat qui pointe la difficulté d’enfermer la médecine générale dans une seule et même catégorie, comme les pouvoirs publics tentent si souvent de le faire.
Quoi de commun en effet entre cette jeune femme à orientation homéopathique qui exerce dans une petite ville avec une clientèle constituée majoritairement de mères et d’enfants, ce confrère à approche « psy » dont les consultations durent trois quart d’heures, ce praticien issu d’un milieu populaire et qui a choisi la banlieue parce qu’il n’aurait pas pu exercer avec une clientèle bourgeoise, et enfin cet homme de 62 ans, qui ne souhaite plus faire ni pédiatrie, ni gynécologie ? Pour Françoise Bouchayer qui décrit ces différents profils, « les exemples peuvent être déployés à l’infini, qui attestent de spécialisations informelles caractérisant tout ou partie de l’activité, et de la patientèle : médecine pédiatrique, approche globale des troubles propres à l’adolescence, pathologies du travail, personnes âgées... » Pour ce chercheur de l’EHESP, nombre de généralistes « composent en positif leur clientèle dans la mesure du possible, tout comme ils ont diverses façons de limiter les types de patients dont le contact et la prise en charge sont moins appréciés. »
Il y aurait donc « diverses façons d’être généralistes ». François–Xavier Schweyer en arrive lui aussi à ce constat via un détour assez original. Il s’est notamment intéressé aux cessations anticipées d’activité libérales. Observant que la carrière d’un généraliste libéral dure en moyenne 31 ans, mais seulement 22 ans si l’on inclut aussi dans la moyenne ceux qui ont arrêté avant la retraite, il suggère que les praticiens qui dévissent leur plaque avant l’heure sont souvent victimes d’épuisement professionnel, faute d’avoir su se protéger à temps de leurs propres patients. A l’inverse, la longévité "récompenserait" des praticiens qui ont davantage su s’organiser « grâce à l’aménagement de conditions de travail et à une reconnaissance de leurs compétences. » La clé d’une carrière accomplie tiendrait donc en quelques recettes: avoir su se « délimiter un territoire », s’être « aménagé des pauses », ou «anticiper son déroulement de carrière en changeant sa façon d’exercer » au fil du temps.
Ceux qui "dévissent" seraient donc les moins adaptés pour l’exercice libéral... A moins que ce ne soit l’inverse ! Pour Simone Pennec (Université de Bretagne occidentale) certains confrères bifurquent en effet vers un exercice salarié, parce qu’ils se sentent à l’étroit dans des règles du jeu libéral qu’ils jugent impropres, par exemple au travail en équipe, aux situations complexes ou à la prise en charge de patients âgés. Auteur d’une typologie en trois catégories, Simone Pennec situe ces derniers dans la seconde, qui rassemble les « généralistes en appui sur les services de proximité ». Un type de médecins qu’elle distingue d’une part, de la figure plus traditionnelle du « médecin de famille polarisé sur le service au patient » (plus âgé, plus masculin, souvent rural) et, d’autre part, de « l’exercice de la médecine générale comme profession savante » (plus répandu chez les jeunes) qui met volontiers en avant la médecine par les preuves.
A défaut de laisser tomber, certains préfèrent donner un nouveau tour à leur carrière. Décrite par Aline Sarradon-Eck (Université d’Aix-en-provence), les formes de « spécialisation informelle » permettraient à certains praticiens de maîtriser leur clientèle voire d’attirer certains patients ou un sous-groupe de clientèle (les vieux, les ados, les femmes, les sportifs, les bébés...) pour lesquels ils ont « un intérêt intellectuel ou une facilité relationnelle ». L’effet de génération ou la différence hommes-femmes peut bien entendu s’inviter dans les choix de carrière façonnés par les généralistes. Mais, comme le montre François-Xavier Schweyer, pas vraiment en termes de masse d’activité : « les jeunes ne travaillent pas moins que leurs aînés » et quant au niveau d’activité des femmes, il se rapproche de plus en plus de celui des hommes. Reste donc à chacun -homme ou femme, jeune médecin ou aîné- à redessiner pour son propre compte son périmètre de généraliste, à partir de son choix d’installation ou de ses préférences de clientèle. Selon le joli concept de Françoise Bouchayer, ces formes de « réenchantement » de l’exercice sont peut-être la clé qui permet à ceux qu’on décrit parfois comme les « fantassins » de la médecine de continuer encore à se rendre chaque matin à leur cabinet. Malgré tout. Mais pas malgré eux...
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