« Voir le corps de son enfant pour se sentir endeuillé »

Publié le 14/07/2011
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Dans une société dominée par l’image, le visuel, les rituels autour de la mort se sont récemment transformés. Dans les maternités, les mères au cours des années quatre-vingt-dix ont été incitées à regarder leur enfant mort, alors qu’auparavant le corps était escamoté, le cadavre enlevé. Loin d’être observée seulement dans l’Hexagone, cette tendance, inaugurée dans les pays anglo-saxons s’est rapidement imposée dans les pays occidentaux. Comment s’est opérée cette mutation ? Y a-t-il un corpus théorique sur lequel reposent ces nouveaux rituels ? L’enquête de la sociologue Dominique Memmi* révèle bien des surprises. Au lieu d’être validés par des études, ces changements se sont imposés sans preuves cliniques. Comment alors expliquer cette diffusion aussi rapide chez les professionnels ? Elle serait le résultat d’un psychologisme qui a détrôné la psychanalyse allié en la circonstance avec ce que l’auteure désigne – « en attendant mieux » – un corporéisme. Au-delà de ce « cas de figure » se profilent une biologisation des identités sociales et une réflexion sur l’incarnation qui seront au cœur d’un prochain ouvrage. En attendant, ce livre court donne à penser, même en l’absence d’une réflexion plus vaste sur la place de l’image réelle ou virtuelle en médecine ou ailleurs.
Décision Santé. Que signifie ce titre La seconde vie des bébés morts ? Quel phénomène votre ouvrage se propose-t-il d’analyser ?

Dominique Memmi. Au cours des années quatre-vingt-dix a eu lieu une révolution des pratiques hospitalières. Auparavant, lorsqu’un nourrisson décédait, on enlevait très vite le corps à la mère, on la mettait sous sédatif, et on lui suggérait de concevoir rapidement un autre enfant. Cette procédure a été radicalement transformée. Il est proposé à la mère de voir le corps de l’enfant, voire de le prendre dans les bras. On l’incite à ne pas l’oublier trop vite et ne pas programmer immédiatement une nouvelle grossesse. Et l’enfant peut bénéficier désormais de soins funéraires. La mutation est donc radicale, et brutale : elle se produit en moins d’une décennie.

D. S. Ce phénomène se produit alors qu’on parle beaucoup de « déni de la mort » aujourd’hui…

D. M. L’argumentaire des professionnels qui ont mis en place ces nouvelles pratiques repose en partie sur cette idée du « déni » actuel de la mort, idée introduite en fait dès les années soixante-dix, y compris par des chercheurs en sciences sociales. On observe une déshérence de certains rituels en France autour du cadavre. On a par exemple pris des photos des morts en France jusque dans les années cinquante. Pour les catholiques, l’exposition des enfants morts sur des autels dans l’espoir d’un sursaut de vie permettant de les baptiser in extremis disparaît à la même époque. L’urbanisation associée au phénomène de sécularisation explique en partie ces mutations qui ne sont guère contestables : au début des années quatre-vingt-dix se produit une contre-offensive. Elle a retenu toute notre attention.

D. S. Entre temps, l’avortement avait été autorisé. Et vous pointez une forte tension entre les produits de l’IVG et les fœtus morts.

D. M. Le contraste des attitudes face au fœtus, selon que l’on a affaire à l’IVG ou à une mort périnatale est devenu évident. La même année, en 2001, ont été consentis, pour les uns, un allongement, de 12 à 14 semaines d’aménorrhée, du délai autorisé au-delà duquel on ne peut plus pratiquer légalement une IVG, et pour les autres, un allongement du délai à partir duquel le fœtus mort se voir accordé un statut privilégié ; soit 22 semaines. Deux mois seulement séparent désormais ceux qui n’ont pas encore de statut (jusqu’à 14 semaines) et ceux qui en ont déjà un (depuis 22 semaines). À l’hôpital, à quelques mètres les uns des autres, des services usent bien différemment des corps des fœtus morts…

D’où une inquiétude palpable chez certains professionnels, tant chez ceux qui réalisent l’IVG et redoutent une régression des droits que chez les sages-femmes qui ont installé ces nouveaux modes de recueillement face aux fœtus morts.

D. S. Pour autant, la large diffusion de la présentation de l’enfant mort aux mères ne repose sur aucune étude clinique validée. Faut-il alors parler de coup de force ?

D. M. Cela a été une grande surprise de l’enquête. Selon les promoteurs de ces nouvelles pratiques, le travail de deuil des parents est plus aisé s’il y a présentation du corps des enfants morts. Or, j’ai pu me procurer 27 enquêtes réalisées dans dix pays occidentaux différents. Il sortait de mes compétences de juger des modes d’évaluation – d’ailleurs variables – et de l’évolution positive ou négative du « deuil », ou de la « dépression », ou encore de « l’anxiété » des mères. Mais comparer simplement les résultats des enquêtes entre elles a suffi pour montrer qu’ils se contredisent, ne permettent pas de conclure dans un sens ou dans l’autre. Ce qui intrigue, en définitive, c’est la contradiction entre une très forte incertitude scientifique et une aussi forte évidence professionnelle, désormais répandue partout dans le monde occidental.

D. S. Quelle a été la réaction des professionnels ?

D. M. Jusqu’ici, elle est plutôt positive. L’un d’entre eux m’a alors allégué, ce qu’il a appelé l’ « évidence clinique », fruit d’une expérience collective. Les femmes semblent aller mieux lorsqu’on leur présente le corps de leur enfant. Cette posture est plus modeste et me convient mieux. Elle permet en tout cas au chercheur de ne pas s’égarer dans des impasses, et d’aller chercher ensuite sur quoi repose ce sentiment d’« évidence clinique ».

D. S. Cette réponse peut-elle être reçue, alors que s’est développé au cours des dernières années le concept d’evidence based medicine, une médecine reposant sur les preuves ?

D. M. L’exigence d’evidence based medicine s’est récemment diffusée autour de l’idée que les pratiques médicales avaient pour obligation de reposer sur des preuves. Les dogmes n’ont jamais empêché l’inventivité pratique, moins visible, mais tout aussi riche, quand il s’agit de faire face à des malaises professionnels. Mon ouvrage a voulu mettre en valeur cette extraordinaire inventivité des professionnels en situation, tout en pointant les suppléments d’âme scientifiques qu’elle va souvent quérir.

D. S. Autre surprise, ces nouvelles pratiques ne sont pas inspirées par la théorie analytique.

D. M. Non, la théorie freudienne n’a guère abordé le problème des enfants morts ; il n’apparaît pas dans Deuil et mélancolie, le texte canonique de Freud. La psychologie s’est efforcée de compenser cette carence. Mais bien plus généralement, on assiste depuis plusieurs années à une psychologisation du discours qui tend à supplanter le corpus analytique. Exemplaire à cet égard : le succès rencontré par la théorisation, devenue incontournable dans le milieu hospitalier, des différentes étapes du deuil élaborées par Élisabeth Kübler-Ross. En revanche, les héritiers les plus fidèles de Freud, les lacaniens, s’opposent à ces pratiques de présentation du corps : pour eux, la douleur associée au deuil est très liée aux conflits infrapsychiques du survivant. La confrontation avec un cadavre ne changerait rien à l’affaire.

D. S. Quelles sont alors les explications que l’on peut avancer pour expliquer l’essor de ces nouvelles attitudes face à la mort ?

D. M. Elles sont multiples. La reconnaissance de la souffrance de la perte d’enfant tient d’abord à une double révolution médicale et démographique : celle de la naissance et celle de la mort. La première a permis des naissances plus maîtrisées et plus sûres, la seconde a fait reculer la mort sur tous les fronts. La non-maîtrise de la naissance et de la mort – et a fortiori de la mort dans la naissance – en devenait intolérable.

Mais cela supposait aussi une reconnaissance sociale de cette nouvelle intolérance féminine à la souffrance. Elle procède de la promotion historique, à partir de la seconde moitié du XXe siècle, du fort intérieur féminin face aux événements biographiques propres au devenir des femmes. Le même phénomène qui a permis la reconnaissance de la souffrance face à l’enfant non désiré permet, quinze ans plus tard, la reconnaissance de la souffrance face à l’enfant non advenu. Parce que le désir des femmes face aux aléas de la reproduction avait accédé à l’espace public.

Il fallait enfin que se trouvent des professionnel(le)s pour mettre en pratique cette reconnaissance. Dans le contexte d’un univers soignant de plus en plus féminisé, des femmes ayant été mères ou destinées à le devenir (comme les sages-femmes et infirmières d’aujourd’hui par opposition aux soignantes religieuses et célibataires d’hier) ont rencontré d’autres mères ou candidates à la maternité en situation difficile. L’identification devenait plus facile que jadis.

Mais à la fin de notre enquête, il est apparu que nous n’avions pas saturé toutes les explications de la révolution des pratiques autour des bébés morts. D’autant que l’enquête avait souvent rendu nécessaire d’ouvrir d’autres dossiers, sur les pratiques autour de la naissance et de la mort en général. Nous avions alors fait une véritable découverte : la transformation récente des modes d’accompagnement des naissances normales et des deuils en général, et ce, depuis les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix. Faire couper le cordon ombilical au père ou faire regarder son placenta à la mère, ou encore fixer les cendres dans les cimetières, cela n’avait rien à voir avec les bébés morts, apparemment. Pourtant, il s’agit dans tous les cas de voir le corps ou des parties du corps pour se sentir pleinement père ou mère, et endeuillé….

Pour s’autodéfinir, en évitant malaise psychique et identitaire, les individus ne semblent donc plus pouvoir se passer – au regard de certains professionnels tout au moins – de la concrétude corporelle, matérielle et visible. La visibilité du corps, en début et fin de vie, semble en effet essentielle au dispositif, comme gage de santé psychique. Parce qu’il a partie liée avec la naissance et la mort, le renouvellement des pratiques autour des bébés morts apparaît alors comme une partie particulièrement visible d’un iceberg en mouvement depuis vingt-cinq ans. Et c’est lui qui fera l’objet de notre prochain livre.

* La seconde vie des bébés morts, Dominique Memmi, éditions de l’Ecole des hautes études en sciences sociales, collection cCas de figure, 206 p., 2011, 15 euros.
Propos recueillis par Gilles Noussenbaum

Source : Décision Santé: 277