LE SQUELETTE humain comprend 206 os, dont les plus petits, nichés dans l'oreille, ont la taille d'un grain de riz et les plus longs, les fémurs, peuvent atteindre 60 cm. Ecoliers, lycéens, étudiants en médecine ou en biologie se sont tous accoutumés à la présence d'Oscar, silhouette articulée en plastique incassable et inaltérable qui hante les salles de classe et d'anatomie ou les laboratoires.
Outil désincarné d'un savoir sur nous-mêmes, souvent objet de dérision, le squelette interroge pourtant notre rapport à la mort. Sa dureté minérale survit longtemps à l'individu et s'oppose à la mollesse des chairs et des tissus condamnés à la putréfaction. Il est la forme ultime de notre devenir physique dont il incarne l'essence, le plus profond et le plus interne. Le Moyen Age en a fait l'emblème de la mort quand, à la suite des épidémies de peste, la mort acceptée s'est transformée en une fatalité redoutée. Le squelette a alors remplacé les gisants (images idéales du défunt) et les transis (cadavre desséché, livide à l'œil creux sur lequel tombent encore des lambeaux de chairs en décomposition). Les danses macabres - l'une des premières a sans doute été peinte au cimetière des Innocents à Paris en 1424 - sont des farandoles mêlant des couples formés d'un cadavre décharné ou d'un squelette et d'un personnage vivant représentant une classe sociale particulière. L'allégorie rappelle le caractère éphémère de la vie quels que soient l'âge, le sexe ou que l'on soit riche ou pauvre. Dans le triomphe de la mort,thème représenté notamment par Bruegel, la mort chevauchant une monture décharnée et entourée d'une horde de squelettes ne danse plus mais se livre à un combat furieux contre les hommes. Hideuse, la mort fascine. La rencontre de Thanatos et d'Eros prend la figure du cadavre squelettique, étreignant une jeune fille nue qui se laisse conduire au trépas. L'homme est appelé à plus de modestie et les vanités, ces toiles de petite dimension très prisées au XVIIe accumulent autour d'un crâne les objets de son quotidien peints à la manière des natures mortes, l'invitant à une méditation sur son existence.
La fabrique du corps humain.
Une date marque pourtant un tournant dans ces figures de la mort et du mort. En l543, l'éditeur Jean Oporinus publie, à Bâle, le « De humani corporis fabrica » (sur la fabrique du corps humain). Vésale, médecin de Charles Quint, y jette les bases de l'anatomie moderne et établit le modèle physique de l'homme moyen, sans particularités, auquel pourront être comparés tous les autres corps. « L'œuvre de la peinture est communicable à toutes les générations, parce qu'elle est soumise au sens de la vue », écrit-il dans la préface. Elle n'a donc pas besoin d'interprète.
Les planches dessinées par Jan van Kalkar, élève de Titien, sont criantes de vérité, notamment celles consacrées à l'ostéologie. La charpente humaine y tient une place particulière car Vésale l'a beaucoup observé, notamment à Paris : « Au cimetière des Innocents, j'ai vu une grande collection de mandibules aussi bien que d'autres os, raconte-t-il. « Après que nous les ayons étudiés longuement et sans repos, nous nous lancions le défi de reconnaître n'importe quel os par le toucher les yeux fermés en une demi-heure. » A cette époque, les os affleurent fréquemment à même le sol des cimetières et la pratique des ossuaires permet leur ramassage.
Dans l'ouvrage de Vésale, trois squelettes pleine page comme sidérés de leur infortune semblent interroger le ciel sur les raisons de leur douleur. Le premier, les yeux levés, la main gauche ouverte et le bras droit appuyé sur une bêche, tourne le dos à un paysage de montagne. Le deuxième, debout devant une stèle, semble méditer sur la mort elle-même, le bras gauche en soutien de son propre crâne, tandis que sa main gauche repose sur le crâne d'un autre trépassé. Enfin, le troisième, représenté de dos, fait face à un paysage qu'il ne regarde pas. Recroquevillé et voûté, il a les deux mains jointes sur son front pensif.
Après Vésale, l'anatomie se fera plus précise. Délaissant les canons esthétiques pour ceux de la science, elle interrogera inlassablement les causes des maladies. Allégorie et représentation anatomique ont cheminé côte à côte et ont nourri la symbolique de notre rapport à la mort. Qu'elle qu'en ait été la figure, la mort est longtemps restée familière. La rupture, brutale, entre le vivant et le mourant, s'est produite, selon l'historien Philippe Ariès, dans les années 1950. Sans cesse repoussée par les avancées de la médecine, la mort a déserté l'espace social. Elle est désormais vécue comme « obscène et scandaleuse ». Pourtant, les discours surabondent et l'imaginaire social, télévisuel, cinématographique ne lui a jamais autant accordé de place, mais cette mort-là est banalisée ou anecdotique et a perdu sa dimension existentielle. Squelettes sortis du placard, armées de morts-vivants luttant contre des pirates, jeux vidéos, films aux effets spéciaux les plus déroutants entretiennent un rapport au second degré, évitant toute confrontation tragique avec la mort réelle. La volonté de faire disparaître le corps lui-même et donc son devenir-squelette, se révèle dans la récente « poussée crématiste ». L'expression est de Louis-Vincent Thomas, auteur d'un « Que sais-je » sur la mort. Inexistante, il y a encore vingt ans, l'incinération représente aujourd'hui de 15 à 20 % des pratiques funéraires en France, 40 % en Allemagne et 71 % au Royaume-Uni.
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