Des connaissances médicales et anatomiques
Traversée par les tourments de l'âme autant que par les douleurs du corps, l'uvre de Hugo évoque les souffrances de la misère et de la faim et les ravages des mauvais traitements et de la maladie. Son écriture foisonnante dénote une excellente maîtrise de l'anatomie et de la physiologie, bien qu'il n'ait jamais étudié la médecine.
En 1917, un médecin américain, Hubert Ashley Royster (1), relève la précision anatomique avec laquelle Hugo décrit les corps en mouvement ou au repos, sains ou malades. Cette exactitude se retrouve dans sa description des statues humaines et animales de « Notre-Dame de Paris » : le langage médical l'aide à montrer les stigmates du temps et les outrages commis par les hommes sur la cathédrale, présentée comme un corps vivant, meurtri et blessé. L'inoubliable combat de Gilliatt contre la pieuvre, dans « les Travailleurs de la mer » se vit comme une monstrueuse digestion.
Hugo utilise fréquemment des métaphores médicales pour décrire un paysage, un événement ou une situation. Ses observations sur l'air ou le sol de Paris révèlent des préoccupations hygiénistes, parfois complétées par des conseils diététiques ou alimentaires. Au détour de ses phrases, des remarques trahissent son intérêt pour la pharmacie et les pratiques médicales : abordant l'anesthésie, introduite à partir de 1846, il voit en elle la forme moderne de ce que l'on appelait magie au XVIIe siècle. Dans certaines de ses lettres, il se livre à de soigneuses descriptions de maladies, par exemple en observant un goitreux rencontré lors d'un voyage en Suisse.
Quasimodo et la maladie de Recklinghausen
Certains de ses personnages évoquent des maladies rares, à l'image de Quasimodo, le sonneur de cloches de Notre-Dame. Les déformations de son squelette, ses lésions cutanées et ses handicaps sensitifs et mentaux suggèrent une neurofibromatose, que Recklinghausen ne décrit pourtant entièrement qu'en 1882, 51 ans après la parution de « Notre-Dame de Paris » (2). Comment Hugo a-t-il pu faire un tableau aussi précis de cette maladie, dont il retrace sans erreur l'évolution chez Quasimodo ? L'affection avait été partiellement décrite dès la fin du XVIIIe siècle et Hugo a pu soit lire les quelques articles publiés à ce sujet, soit rencontrer lui-même un tel cas au cours de sa jeunesse. Dès 1819 d'ailleurs, une de ses nouvelles, « Bug Jarnal », met en scène un personnage affecté de difformités comparables, qui constitue sans doute une esquisse du sonneur de cloches. Ses descriptions montrent, dans tous les cas, l'important travail documentaire de Victor Hugo pour consolider son propos, mais aussi l'universalité de ses connaissances et leur continuel renouvellement.
(1) H.A. Royster, « The Medical Phrases of Victor Hugo », in « Annals of Medical History », vol. 1, New York 1917, pp. 412-421.
(2) J. Cox, « Quest for Quasimodo », in « British Medical Journal », vol. 291, 1985, pp. 1 801-1 803.
Souffrance et maladie dans la poésie hugolienne
La poésie de Victor Hugo décrit elle aussi quelques affections redoutables et appelle son lecteur à dépasser l'effroi qu'elles soulèvent pour tendre la main à l'homme qui souffre. Dans « la Fin de Satan », long poème consacré au calvaire d'un lépreux (1), le malade est aussi le Juste, qu'attend un monde meilleur.
« Je suis la créature immonde et redoutée.
La terre ne m'a pris que pour me rejeter
Mon reflet rend la source horrible ; mes guenilles
Montrent ma chair, ma chair montre mes os ; je suis
L'abjection du jour, l'infection des nuits
(...)
Car, puisque l'eau veut bien que ma lèvre la touche,
La bénédiction doit sortir de ma bouche ;
Puisque mon bras peut prendre un fruit dans le chemin,
La bénédiction doit tomber de ma main ;
Et, ciel, puisque mon il voit ta face éternelle,
La bénédiction doit emplir ma prunelle !
(...)
Faites devant l'été reculer l'âpre hiver,
La triste nuit devant l'aurore, les misères
Devant l'homme, les maux devant le bien, les serres
Devant le doux oiseau, les loups devant le daim !
Ramenez par la main le couple dans Eden.
Réconciliez l'être, ô père, avec les choses »
(1) Cité et commenté par Gérard Danou, in « le Corps souffrant : littérature et médecine », Paris, 1994.
Les blessés des barricades
Courtes et rares, les descriptions médicales d'Hugo sont des témoignages fidèles de l'exercice médical de leur temps. Le 5 juin 1832, les gardes nationaux viennent à bout de la barricade de la rue de la Chanvrerie, sur laquelle Gavroche est tué de deux balles. Blessé, Marius, le prétendant de Cosette, ne doit son salut qu'à Jean Valjean, qui ramène l'étudiant chez lui sur son dos en passant par les égouts de Paris, « l'intestin du Léviathan ».
« Basque et le portier avaient transporté dans le salon Marius toujours étendu sans mouvement sur le canapé où on l'avait déposé en arrivant. Le médecin, qu'on avait été chercher, était accouru (...) Sur l'ordre du médecin, un lit de sangle avait été dressé près du canapé. Le médecin examina Marius, et après avoir constaté que le pouls persistait, que le blessé n'avait à la poitrine aucune plaie pénétrante, et que le sang du coin des lèvres venait des fosses nasales, il le fit poser à plat sur le lit, sans oreiller, la tête sur le même plan que le corps, et même un peu plus basse, le buste nu, afin de faciliter la respiration. Mademoiselle Gillernormand, voyant qu'on déshabillait Marius, se retira. Elle se mit à dire son chapelet dans sa chambre.
« Le torse n'était atteint d'aucune lésion intérieure ; une balle, amortie par le portefeuille, avait dévié et fait le tour des côtes avec une déchirure hideuse, mais sans profondeur, et par conséquent sans danger. La longue marche souterraine avait achevé la dislocation de la clavicule cassée, et il y avait là de sérieux désordres. Les bras étaient sabrés. Aucune balafre ne défigurait le visage ; la tête pourtant était comme couverte de hachures ; que deviendraient ces blessures à la tête ? « S'arrêtaient-elles au cuir chevelu ? Entamaient-elles le crâne ? On ne pouvait le dire encore. Un symptôme grave, c'est qu'elles avaient causé l'évanouissement, et l'on ne se réveille pas toujours de ces évanouissements-là. L'hémorragie, en outre, avait épuisé le blessé. A partir de la ceinture, le bas du corps avait été protégé par la barricade.
« Basque et Nicolette déchiraient des linges et préparaient des bandes ; Nicolette les cousait, Basque les roulait. La charpie manquant, le médecin avait provisoirement arrêté le sang des plaies avec des galettes d'ouate. A côté du lit, trois bougies brûlaient sur une table où la trousse de chirurgie était étalée. Le médecin lava le visage et les cheveux de Marius avec de l'eau froide. Un seau plein fut rouge en un instant. Le portier, sa chandelle à la main, éclairait.
« Le médecin semblait songer tristement. De temps en temps, il faisait un signe de tête négatif, comme s'il répondait à quelque question qu'il s'adressait intérieurement. Mauvais signe pour le malade, ces mystérieux dialogues du médecin avec lui-même (...) »*
Le malheureux Dr Baudin
Vingt ans plus tard, un médecin, député à l'Assemblée législative depuis 1849, le Dr Victor Baudin, aura moins de chance que Marius, qui se remit de ses blessures, après une longue et difficile convalescence. Baudin fut fauché par une balle le 4 décembre 1851 alors qu'il tentait, sur la barricade du faubourg Saint-Antoine, de soulever les ouvriers contre le coup d'Etat de Bonaparte. Hugo consacra deux poèmes à la mort du médecin dans « les Châtiments » et la raconta en détail dans « Histoire d'un crime ».
* Jean Valjean, livre III, chapitre 12.
Les hôpitaux des « Misérables »
Le premier chapitre des « Misérables » s'ouvre sur une description de l'hôpital de Digne et révèle la bonté de l'évêque de la ville, Mgr Myriel, qui recueille Jean Valjean à sa sortie du bagne. Le palais de l'évêque jouxte l'hôpital, mais tandis que 26 malades s'entassent dans sa salle trop petite, l'évêque vit seul dans ses vastes locaux. Il décide alors d'installer tous les malades dans son palais et emménage dans le petit hôpital qu'il transforme en un modeste logement.
Plus tard, devenu riche et maire de Montreuil-sur-Mer, dans le Pas-de-Calais, M. Madeleine, c'est-à-dire Jean Valjean, augmente le nombre de lits de l'hôpital et y crée une infirmerie et une pharmacie pour les pauvres. Aujourd'hui encore, l'ancien hôtel-Dieu de Montreuil évoque derrière ses grilles et ses jardins le souvenir d'Hugo, qui imprègne les rues et les places de la petite cité historique ; fondé vers 1200 et reconstruit en 1857, l'établissement a été transféré en 1995 dans de nouveaux locaux.
Démasqué par le policier Javert, Jean Valjean fuit à Paris, dont plusieurs hôpitaux façonnent le paysage du roman. C'est d'abord la Salpêtrière, proche du cadre de l'action, mais surtout le Val-de-Grâce, dont le dôme, noir ou doré selon les heures, rythme les chapitres en mêlant menace et espérance. Les évocations de Bicêtre, enfin, nourrissent les pages les plus sombres du livre, avec le cortège hallucinant des forçats qui, juchés sur sept charrettes, en sortent par un matin d'été pour être envoyés aux galères. Une partie de l'hospice de Bicêtre servit en effet de prison jusqu'en 1836 et ce passage des « Misérables » fait allusion au transfert de ses derniers prisonniers. Cette mutation illustre la longue marche du mal vers le bien, pendant que l'effrayant et pitoyable convoi qui le quitte tourne ses regards vers le soleil levant.
Le passage de la prison à l'hôpital annonce les travaux de Foucault, tandis que plusieurs autres textes d'Hugo posent, eux aussi, la question de l'enfermement et des soins.
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