LA GESTION des risques médicaux est devenue une préoccupation majeure pour les instances professionnelles. L'Ordre n'a pas moins le souci de la santé publique que l'autorité sanitaire, mais il porte un regard différent sur le sujet, explique au « Quotidien » le Dr Jacques Mornat, auteur en septembre 2003 du rapport ordinal « Virus médecin-malade ». En dehors de cette préoccupation commune, il veille « à prendre en charge, dans le même temps, l'intérêt des praticiens ». Lorsqu'un chirurgien se retrouve séropositif au VHC ou au VIH, quel que soit le mode de contamination, il peut devenir un danger pour ses patients dans sa pratique ultérieure. D'où la recommandation ordinale « d'inciter » les médecins exerçant des spécialités à risque « à s'enquérir de leur statut viral » et « à cesser définitivement » tout recours à des méthodes invasives. Ce qui pose la question de l'avenir professionnel du praticien, souligne le conseiller ordinal national. Si, dans le système hospitalier, la reconversion est envisageable - se requalifier en informatique médicale, par exemple, est réalisable - il en va différemment pour un chirurgien cardiaque ou orthopédique, pour qui c'est le grand trou noir.
De la nécessité d'instaurer un cadre juridique global.
L'Ordre, qui a compris que les pouvoirs publics avaient l'intention, au nom du principe de précaution (1), d'interdire définitivement toute activité invasive aux praticiens séropositifs au VHC ou au VIH, voire au VHB, leur demande de « ne pas abandonner le médecin contaminé, surtout libéral, à la misère des sans-travail ».
C'est à l'occasion d'une session ordinale bimestrielle, les 1er et 2 avril derniers, que l'instance nationale a constaté que les réflexions de la Direction générale de la santé (DGS) rejoignaient en partie les siennes : arrêt définitif de l'activité invasive pour les infections par le VIH et VHC, et pour le VHB en phase aiguë et chronique, suspension de plusieurs mois (rapport Mornat). Lors de cette session, le Pr William Dab, patron de la DGS, et le Dr Yves Coquin, responsable du service Prévention, programme de santé et gestion des risques, étaient les invités de l'Ordre. « Si, comme nous le pressentons, on nous arrête quand nous sommes contaminants, poursuit le Dr Jacques Mornat, il nous paraît pour le moins convenable qu'on définisse un aménagement de notre avenir professionnel. Il est indispensable d'encourager une deuxième carrière », dans le cadre d'une requalification qui pourrait emprunter aux possibilités offertes dans le secteur public hospitalier.
Le rapport Mornat, précise son auteur, chirurgien orthopédique à la retraite, met en avant par ailleurs la proposition suivante : « Quand un médecin se pique ou pique l'un de ses aides, le contrôle de l'agent infectant doit devenir obligatoire. » « Ce n'est pas compliqué d'avoir une prise de sang complémentaire, le patient étant alors en salle d'opération. » Il va sans dire que la DGS et l'Ordre sont amenés à se revoir. L'autorité sanitaire aurait l'intention de régler le dossier « avant la fin de l'année », d'après certaines informations, rapporte le Dr Jacques Mornat.
Pour le Dr Pierre Morange, généraliste, député UMP des Yvelines, il est temps de définir un « cadre juridique » englobant l'accompagnement professionnel des personnels soignants contaminés, l'obligation d'examens médicaux pour les victimes d'accident d'exposition au sang et l'intervention de la sphère publique en matière d'assurance, au titre de la mutualisation de couverture maladie. « Il est inadmissible que les primes d'assurance reposent sur les seules épaules des médecins », reconnaît le parlementaire de la majorité.
Le Pr Jacques Domergue, chirurgien, député UMP de l'Hérault, estime que « le gouvernement, comme les établissements de santé, doit afficher une réelle volonté politique » pour faire appliquer la législation actuelle et les règlements édictés par les pouvoirs publics (voir encadré). Il insiste sur la nécessité de banaliser les systèmes sécurisés pour les prélèvements sanguins, l'injection et la perfusion et l'activité chirurgicale. « Des économies sont à faire en termes de risque et d'exposition au sang », dit-il. Dans le même temps, il importe de « remobiliser les personnels hospitaliers qui se sentent en déshérence. Il faut les former, leur dire qu'on se soucie de leur protection. Jusqu'à présent, tout est fait pour les malades, rien pour eux. »
Le coût de la protection : 40 millions d'euros par an.
Chaque année, en France, 150 000 professionnels de santé exerçant dans les hôpitaux et en clinique, sont concernés par des accidents d'exposition au sang (AES). Cent mille d'entre eux font une déclaration. Les dispositifs médicaux piquants ou tranchants constituent, aujourd'hui encore, une menace permanente de contamination, qu'il s'agisse du VHB, du VHC, du VIH ou d'infections bactériologiques. Les infirmiers (350 000 en exercice), ont bien intégré le risque auquel ils se trouvent exposés, mais ils sont les plus touchés (47 %) avec les laborantins (22 %). Dans les blocs opératoires, l'exposition des chirurgiens, pas toujours enclins à se protéger, est 100 fois plus élevée que celle des infirmières. Au 30 juin 2001, 13 cas prouvés de VIH et 43 de VHC avaient été recensés. Dans un hôpital, le personnel subit annuellement environ 30 AES par piqûre pour 100 lits. Après une exposition percutanée au sang d'un patient infecté, le risque moyen de transmission est de 0,3 % pour le VIH, de 2 à 3 % pour le VHC et de 2 à 40 % avec le VHB.
Des dispositifs de sécurité.
Hormis les dégâts humains, un AES a un coût financier évalué à 500 euros (bilan sérologique, consultations, chimioprophylaxie, traitement, arrêts de travail, etc.), ce qui porte les dépenses annuelles globales à 50 millions d'euros. Pourtant, les accidents d'exposition au sang sont évitables si on généralise les dispositifs médicaux sécurisés, soutient le Syndicat national de l'industrie des technologies médicales (Snitem). Par exemple : les cathéters protégés, les autopiqueurs rétractables et les seringues double corps.
Le Snitem (2) couvre 90 % des besoins des hôpitaux publics en matière de prélèvements sanguins. « En estimant à 170 millions le nombre d'actes par piqûres pratiqués dans une année, la protection de l'ensemble des personnels soignants ne coûterait que 40 millions d'euros chaque année. » De toute façon, il faut respecter le code du travail, les recommandations et les circulaires du ministère de la Santé et tenir compte de « l'absolue nécessité de formations initiale et continue ». Déjà, en dix ans, le nombre de piqûres accidentelles a été divisé par quatre (« Bulletin épidémiologique hebdomadaire » du 17 décembre 2002). Dans les services de maladies infectieuses, aux urgences et dans les SAMU, l'adoption des dispositifs médicaux de sécurité est acquise, contrairement à la pédiatrie et à la néonatalité où la motivation fait quelque peu défaut. Le vœu du Snitem est que l'on crée « un accès complet aux dispositifs médicaux de sécurité » d'ici à 2007.
Aux Etats-Unis, une loi de novembre 2000 sur la sécurité d'utilisation et la prévention des piqûres accidentelles avec des aiguilles a conduit l'ensemble des établissements de santé à évaluer les risques et à mettre en place des matériels de sécurité intégrés. Il s'en est suivi une quasi-généralisation de l'usage de ces produits outre-Atlantique, relève Odile Corbin, directrice du Snitem. L'Espagne, l'Allemagne et la Grande-Bretagne sont en voie de suivre l'exemple américain.
(1) Les incertitudes liées à la chronicisation du VHB devraient faire jouer le principe de précaution dans l'esprit des pouvoirs publics, c'est-à-dire entraîner l'interdiction définitive de toute activité invasive pour un praticien séropositif, commente l'Ordre.
(2) Constitué en 2000, le Snitem (tél. 01.47.17.63.52) se compose de six sociétés : B. Braun, Becton Dickinson, Johnson & Johnson, Terumo, Tyco et Vygon.
L'arsenal législatif et réglementaire
Loi du 4 mars 2002 sur l'indemnisation des victimes.
Art. L-460 du code de la santé publique : « Dans le cas d'infirmité ou d'état pathologique rendant dangereux l'exercice de la profession (médical) , le conseil régional (de l'ordre) peut décider la suspension temporaire du droit d'exercer », et la renouveler.
Art. L-230.2 ducode du travail et décret n° 94-352 du 4 mai 1994 sur l'obligation faite aux établissements de santé d'assurer la protection collective et individuelle des salariés.
Stylo-injecteurs : recommandation d'usage (2003) de l'Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé.
Guide des matériels de sécurité du groupe d'étude sur le risque d'exposition des soignants aux agents infectieux (Geres). Le Geres (tél. 01.44.85.61.83) forme et informe les personnels de santé.
A l'échelon européen : directives 89/391/CE, 89/655/CE, 93/42/CE et 2000/54/CE sur la prévention des risques à la source.
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