C'est vert. Mais ce n'est pas le vert vif, inoubliable, du gazon d'une version de « La Mouette » donnée il y a une quinzaine d'années par la compagnie Pradinas au théâtre de la Bastille avec, notamment, Catherine Frot et Denis Lavant. C'est un vert piétiné et meurtri qui laisse apparaître la terre marron, un vert sauvage qui dessine un paysage accidenté qui métaphorise les cabosses qui marquent ici les visages et les âmes.
Cette scénographie est l'un des protagonistes et dans l'espace si artificiel des Bouffes du Nord (le théâtre comme perfection, essence, mais décati...), elle prend un singulier relief et anime littéralement une représentation au cours de laquelle les changements se font à vue. Jusqu'au moment du bascul. Deux ans ont passé. Et l'herbe verte se relève comme un tapis qui devient rideau, histoire de marquer que jamais on n'a quitté l'espace de l'illusion, de la littérature...
Belle ouvrage : Aurélie Maestre pour le décor, Bertrand Couderc pour les lumières (vives, le plus souvent), Aurore Popineau pour les costumes (avec une touche Christian Lacroix pour Arkadina), Marion Lévy (applaudie chez Anne-Teresa de Keersmaeker) pour la chorégraphie, Eric Neveux pour le son. Tout ici entre en correspondances, à l'infini et se rompt en irruptions de chansons contemporaines sans que jamais on ne quitte le territoire de l'essence tchekhovienne. Pas mal.
On ne peut s'interdire une pensée pour Dominique Blanc, qui devait interpréter Nina et qui s'est gravement blessée. On est toute attention pour Irène Jacob, lumineuse et vulnérable, nuancée, superbe. On admire, on est touché. Ce que réussit de manière remarquable Philippe Calvario, qui s'est réservé - en alternance avec son frère en dramaturgie Thierry de Peretti -, le rôle de Medvedenko et auquel il donne une profondeur blessée magnifique, c'est dilater l'émotion tout en proposant une vision très originale et parfois grinçante, très cruelle et aimante pourtant de « La Mouette ».
Verdeur, ardeur, malheur. Tout est là. La traduction d'André Markowicz et Françoise Morvan, précise, tenue, avec ses éclats quotidiens, est portée par une troupe unie dans le jeu mais qui est aussi comme la juxtaposition et le heurt organisés subtilement de personnalités très fortes. Il faudrait, à chacun, consacrer analyse véritable car, que ce soit Florence Giorgetti pour sa spectaculaire et contradictoire Arkadina, Chloé Réjon pour Macha en tutu comme une ballerine tombée des cintres, perdue, Maria Verdi pour son humaine et tendre Paulina, Georges Teran, Chamraiev arrimé dans le concret comme il se doit, Guy Parigot, bouleversant Sorine, fin et sensible, Jean-Claude Jay, Dorn taciturne et détaché, Johan Leysen, Trigorine à léger accent, étranger à ce monde, séduisant, jamais vraiment odieux, ou le noble et doux mais dur à lui-même Tréplev de Jérôme Kircher, chacun ici brille intensément et se fond dans le tissu du texte de Tchekhov.
Donné sans entracte, vivement mais sans hâte excessive - sur le point des changements de régimes, le jeune Calvario est aussi d'une étonnante maîtrise - ce spectacle est l'un des meilleurs que l'on puisse voir ces temps-ci. On aura découvert quatre versions de « La Mouette » cette saison, dont celle, exceptionnelle, de Luc Bondy. Rien qui puisse amoindrir la force et la pertinence de la proposition de Philippe Calvario, très joyeuse, souvent drôle, comme l'exige l'encre de Techkhov. Et très désespérante...
Théâtre des Bouffes du Nord, à 20 h 30 du mardi au samedi, en matinée le dimanche à 15 heures. Jusqu'au 16 juin. (01.46.07.34.50.). Durée : 2 h 50 sans entracte.
Pause exceptionnelle de votre newsletter
En cuisine avec le Dr Dominique Dupagne
[VIDÉO] Recette d'été : la chakchouka
Florie Sullerot, présidente de l’Isnar-IMG : « Il y a encore beaucoup de zones de flou dans cette maquette de médecine générale »
Covid : un autre virus et la génétique pourraient expliquer des différences immunitaires, selon une étude publiée dans Nature