> Idées
L'ENTREPRISE tout entière est une citadelle pleine de pièges et de signes discrets. Elle commence par happer le brillant diplômé d'une « business school », persuadé qu'il va la valoriser : « Dans le grand jeu de l'entreprise, c'est surtout elle qui joue. Vous, vous n'êtes qu'un pion et l'emploi qu'elle vous accorde est un cadeau qu'elle vous fait. »
Est-ce à dire que vous n'êtes là que pour vendre et vous taire ? Pas du tout. L'univers des cadres (dire « le management ») est parcouru des continuels frissons des réunions, colloques, bilans prospectifs d'où ne ressort jamais aucun conflit grave, ouatés qu'ils sont par un consensus qui vous dérobe à jamais toute décision.
Cet univers fourmille par ailleurs de signes que l'auteur décrit avec une réelle vis comica. Cela va de la taille du bureau, du stagiaire détestable qu'on vous impose, au « dress code » qui se décline à l'infini, avec, par exemple, la fausse décontraction sportive du « Friday look ». Ces nuances infinies attendent encore leur Bourdieu pour les décrire, car bien souvent; elles n'ont qu'un but : signaler la domination d'un cadre sur un autre, écraser la dignité du plus faible, au besoin par le harcèlement, vous faire comprendre que vous êtes en fait surdiplômé et que l'entreprise est bien bonne de - provisoirement - vous employer.
Couloir à courants d'air.
Peut-être qu'arrivé à ce point de notre compte rendu et s'il a tenu jusque-là, le lecteur se dit que tout celà n'est pas totalement nouveau. De fait, cet univers constitue la très caustique toile de fond des livres de Michel Houellebecq et des films comme « Que les gros salaires lèvent le doigt » qui ont décapé dans le gros rire les fines moquettes des DRH.
Or le livre tient ses promesses, car il arrive aussi à montrer que le monde de l'entreprise est un immense couloir à courants d'air. Les notions de métier ou d'autorité n'y ont plus leur sens habituel ou n'existent plus et, dit Corinne Maier, beaucoup de cadres ne savent pas pour quoi exactement ils sont payés. De multiples postes de conseiller, consultant, expert ne servent à rien. D'autant que les intitulés de poste ne permettent pas d'identifier clairement ce qu'est un « délégué qualité » ou un chargé de « mission normalisation ». Il y avait bien une secrétaire, accablée d'un travail très précis, mais son poste a été supprimé et cette absence est bien assumée par un cadre sup' qui, lui, surtravaille, car « détruire des postes ne fait que déplacer le travail effectué par d'autres, qui deviennent ainsi des deux en un ».
Schizoïdie, disions-nous, car l'entreprise semble à la fois mesquine, cruelle, obsédée de rentabilité, mais par certains aspects, son côté kafkaïo-gaucho-marxiste révèle qu'à part quelques malheureux agissant sur le terrain, en contact avec le client, une foule de joyeux diplômés ne fait strictement rien. Avec un grand sens de l'understatement jargonneux, Jean-Cyril Spinetta, P-DG d'Air France, confiait : « Je me ménage des plages de déconnexion. » On se contente alors de la règle de Dilbert* : ne jamais enfiler un couloir sans avoir un dossier sous le bras, on pourrait croire que vous allez encore à la machine à café !
En fait, ce vers quoi tend l'entreprise, c'est le modèle qu'a pu illustrer l'ex-nouvelle économie : un « trader » dans un bureau, ne produisant rien, se contentant d'acheter et de vendre. L'essence de l'entreprise, c'est la paresse et l'argent facile ; on comprend que certains veuillent la dégraisser, avec un cadre aussi ténu, il n'y a presque que des parasites ! Mais les start-up ont fait long feu, certains ont bien dû - oh, honte ! - se réinsérer dans la vieille économie, celle qui produit de la valeur, qui a sa vieille échelle salariale. Et pour bien capter l'énergie libidinale, l'auteur, en son âme totalement psychanalyste, n'a-t-elle pas fait une concession au capitalisme toujours renaissant ? Elle travaille à temps partiel à EDF.
Editions Michalon, 112 pages, 12 euros.
* Célèbre personnage de BD américaine, souvent victime consentante dans cet univers glacé.
Pause exceptionnelle de votre newsletter
En cuisine avec le Dr Dominique Dupagne
[VIDÉO] Recette d'été : la chakchouka
Florie Sullerot, présidente de l’Isnar-IMG : « Il y a encore beaucoup de zones de flou dans cette maquette de médecine générale »
Covid : un autre virus et la génétique pourraient expliquer des différences immunitaires, selon une étude publiée dans Nature