L E général Paul Aussaresses est un personnage singulier. Interrogé l'an dernier, il a reconnu qu'il s'était livré à la torture à l'époque où, capitaine en Algérie, il devait obtenir des renseignements utiles dans la lutte contre le terrorisme.
Cette forme d'aveux lui allait comme un gant : il y a trouvé la façon de dire, mieux, de clamer une vérité que la société française voulait oublier. Et non content d'avoir parlé aux journaux, voilà qu'il publie un livre où il raconte par le menu son expérience et qu'il s'en glorifie littéralement.
Ses révélations, ou plutôt la confirmation de ce que nous savions mais sur quoi nous ne voulions plus nous appesantir, ont éclaté dans un climat politique qui, déjà, n'était pas vraiment serein. Le ministre de la Défense, Alain Richard, estime qu'une forme de sanctions doit être prise contre le général. Le président de la République va plus loin : il exige de telles sanctions.
La justice impuissante ?
La plupart des juristes pensent que Paul Aussaresses ne peut pas être traîné devant un tribunal, que ses crimes éventuels ne sont pas des crimes contre l'humanité, pour lesquels aucune prescription n'existe. Il est peu probable que le général soit traîné en justice. Mais il existe des instances habilitées à le priver de ses décorations et des avantages de sa retraite. On s'oriente vers cette solution, qui laissera le problème entier.
Car de deux choses l'une : ou bien, avec la presse bien-pensante, on décide que la France doit fouiller son passé algérien comme elle a fouillé son passé pétainiste, que des responsabilités doivent être attribuées, que des condamnations morales, sinon judiciaires, doivent tomber, toujours avec l'objectif d'éviter que de tels faits ne se reproduisent. Ou bien, on estime que la France a livré une guerre contre l'insurrection des Algériens et que les atrocités commises de part et d'autre s'annulent mutuellement. D'autant qu'il est bien peu probable que les Algériens fassent leur mea culpa, eux qui considèrent qu'ils ont conduit une guerre de libération et d'indépendance et qui nous répondraient que la France n'a jamais condamné les exactions commises par les révolutionnaires de 1789, pas plus que celles de la Terreur.
La torture est un métier infâme, un sale boulot, qui ne mérite aucune indulgence. Le général Aussaresses n'hésite pas à impliquer les gouvernements de l'époque qui, de droite ou de gauche, ont cru avec force à l'Algérie française et ont été contraints de prendre des mesures pour protéger les civils contre les attentats sanglants du FLN. Rien n'est jamais simple, et les jugements à l'emporte-pièce ne doivent pas avoir cours sur un épisode de l'histoire où les innocents étaient rares. Peut-être pensera-t-on avec le recul du temps que les plus courageux n'étaient pas ceux qui ont participé à la guerre d'Algérie mais ceux qui se sont élevés contre elle et ont abandonné honneur et carrière pour ne pas se salir, par exemple le général de la Bollardière. Il y en a eu et leur message, déjà, nous alertait. Des millions de Français, jeunes appelés du contingent, dirigeants politiques, intellectuels, jugeaient que l'Algérie française était un mythe. Pour autant, ils ne se seraient pas soustraits au service militaire, ils n'auraient pas abandonné (en tout cas jusqu'en 1962) les Français d'Algérie, et, même chez les intellectuels, beaucoup ne souhaitaient pas prendre le parti de l'adversaire.
Un déchirement
Le FLN se battait contre le colonialisme, contre l'histoire, contre la soumission. C'était son combat, pas le nôtre. Nous pouvions comprendre un mouvement, nous ne pouvions pas le rejoindre. Les Français qui ont franchi le pas et se sont identifiés à la cause algérienne ont en quelque sorte changé de nationalité. Nous devions faire ce que voulait la majorité parlementaire, quitte à en débattre en France même et en France seulement. Quant à porter les valises des terroristes, c'était tout aussi inacceptable que de torturer un prisonnier.
Le général Aussaresses ne fait pas autre chose aujourd'hui que de nous renvoyer à ce déchirement entre une cause qui ne pouvait pas être la nôtre et une identité à laquelle nous ne pouvions pas renoncer. Il nous dit que, dès lors qu'existait une sorte de consensus entre le pouvoir, la majorité et l'armée, il n'a fait que son devoir. Il nous met au défi d'affirmer le contraire, nous, l'immense majorité de Français qui n'a pas voulu se désolidariser de la communauté nationale. Il dit que, si nous avons obéi, nous avons pratiquement agi comme lui, ou en tout cas que nous l'avons cautionné. En d'autres termes, il trouve sans doute plus respectables ces Français qui ont crié leur soutien au FLN, l'ont aidé, ont été jetés au cachot et, eux aussi, torturés. Au moins avaient-ils clairement choisi leur camp. Moi, nous dit-il en substance, j'ai choisi celui de la France.
Mais personne ne peut s'approprier la France. Personne ne peut dire que sa grandeur se limite à ses capacités répressives ou s'épanouit en période coloniale. Et en définitive, la France de la contestation est plus enthousiasmante que la France de l'aveuglement.
En Algérie, notre pays s'est fourvoyé jusqu'à ce que de Gaulle lui-même s'en rende compte, le reconnaisse et en tire la leçon, avec quelques conséquences désastreuses, pour les Français d'Algérie notamment. Ce n'est pas parce que nos dirigeants, nos élus et une bonne partie du peuple se sont trompés que la France avait raison. Voilà pourquoi, sur une erreur et sur une défaite, il n'y a pas de quoi aujourd'hui pavoiser, et surtout pas de se placer au-dessus de la morale la plus élémentaire. Le cynisme du général Aussaresses, son refus du doute et du scepticisme au sujet d'un combat qui n'a été ni romantique ni glorieux traduit son obstination dans l'erreur. S'il s'exprime sans ambiguïtés, c'est parce qu'il veut prendre date dans le débat qui s'ouvre. Il affirme que le crime commis au nom de l'État n'en est pas un, qu'une cause nationale surpasse le droit et l'éthique et que, si c'était à refaire, il n'hésiterait pas.
En réalité, une nation qui regarde son passé n'est pas affaiblie, mais renforcée, non par ce qu'elle y voit, parce qu'elle a le courage de le voir. Il n'y a pas de nations innocentes. Tout pays fort s'est livré à des répressions, toute révolution, aussi indispensable soit-elle, tombe dans des excès, parfois d'une cruauté et d'une injustice inqualifiables.
Et enfin, tout démontre que la France n'a pas souffert d'avoir perdu ses colonies. Elle est aujourd'hui la quatrième ou la cinquième puissance économique. Sans l'Algérie, sans l'Indochine, sans l'Afrique. Elle eût ouvert les yeux plus tôt sur un XXe siècle en plein changement qu'elle aurait mieux assuré le retour ordonné des Français d'Algérie et d'ailleurs. Et se serait épargné quelques crimes dont il est non seulement inconvenant, mais anachronique, de dire aujourd'hui qu'ils étaient nécessaires et qu'ils le seraient encore dans une situation identique.
Il n'y aura pas de situation identique, parce que la page coloniale est tournée et que nous pouvons, en toute sérénité, nous prémunir contre des choix politiques immoraux, mais surtout erronés, dans les nouvelles situations historiques auxquelles nous sommes confrontés.
Pause exceptionnelle de votre newsletter
En cuisine avec le Dr Dominique Dupagne
[VIDÉO] Recette d'été : la chakchouka
Florie Sullerot, présidente de l’Isnar-IMG : « Il y a encore beaucoup de zones de flou dans cette maquette de médecine générale »
Covid : un autre virus et la génétique pourraient expliquer des différences immunitaires, selon une étude publiée dans Nature