«C'ÉTAIT LE 3 JUIN 1998 à 16h30, pour être précis.» Yves Le Dantec venait tout juste d'être nommé directeur de la caisse primaire d'assurance-maladie du Nord-Finistère quand sa CPAM reçut, il y a dix ans jour pour jour, les toutes premières feuilles de soins électroniques (FSE) télétransmises au moyen de la carte Vitale. En Bretagne, terrain d'expérimentation de la télétransmission (à Vitré en Ille-et-Vilaine), le directeur de la CPAM de Brest se souvient que «quelques médecins passionnés d'informatique ont eu plaisir à démarrer». Un plaisir de courte durée pour la poignée de médecins expérimentateurs installés à Vitré et à Charleville-Mézière, en Champagne-Ardenne. Regroupés en association ou coordination, ils ont tôt fait d'entamer un boycott de la télétransmission dès le mois de juin 1998, afin de protester à la fois contre une rémunération jugée insuffisante pour cette nouvelle tâche technique, et contre le flou entourant leur responsabilité en la matière.
Des caps difficiles.
Il s'est ensuivi une vaste fronde anti-Vitale, menée plusieurs années durant par les syndicats non signataires de la convention généraliste de 1998 (paraphée seulement par MG-France) et relayée par la résistance passive de nombreux médecins sur le terrain. «Vitale, c'est pas vital!», claironnait alors le Syndicat des médecins libéraux (SML) dans ses fréquents mots d'ordre de grève.
Le système SESAM-Vitale a bravé par la suite d'autres tempêtes : le bug de l'an 2000, le passage à l'euro en 2002, ainsi que les nombreuses mises à jour liées aux évolutions réglementaires ou conventionnelles, comme la CMU, l'instauration des parcours de soins en 2005 ou encore la révolution de la nouvelle nomenclature des actes techniques (CCAM). Autant de caps difficiles générateurs de «plantages informatiques», obligeant à maintes reprises les médecins libéraux à retourner provisoirement ou partiellement aux bonnes vieilles feuilles de soins papier (FSP).
La Sécu a manifestement choisi de fêter les 10 ans de la carte Vitale et de la télétransmission sans tambour ni trompette. Une décennie plus tard, quel est le taux d'adhésion au système SESAM-Vitale ? Au regard du contexte très conflictuel des débuts, les chiffres fournis par la Caisse nationale d'assurance-maladie (CNAM) sont plutôt flatteurs, avec un taux moyen de télétransmission de 78 % chez les médecins libéraux (voir encadré). Au moment du lancement officiel de la carte Vitale 2 en 2006 (carte assortie d'une photo, en cours de diffusion sur le territoire), le patron de la Sécu avait dressé un bilan à sa façon. «De 1999 à 2009, la dématérialisation des feuilles de soins aura fait supprimer 12000postes à l'assurance-maladie» (par le non-remplacement des départs à la retraite) et permis «une économie de 600millions d'euros par an». Au-delà de ce bilan économique, le système SESAM-Vitale a d'autres vertus, nuance André Loth, qui se dit «très fier d'(en) avoir été l'un des pères». «C'estle codage des actes et des pathologies [dont les FSE ouvraient la voie, NDLR] qui a emporté la décision du gouvernement Juppé en 1996 pour mettre en place le système SESAM-Vitale», raconte cet ancien fonctionnaire de la Direction de la Sécurité sociale au ministère. «L'autre argument», poursuit André Loth, qui fut aussi responsable de SESAM-Vitale à la CNAM de 1999 à 2003, c'était le caractère nécessairement «populaire» de la réforme. L'accélération des remboursements (délai réduit à quelques jours) a en effet profité aux patients comme aux professionnels de santé pour leurs actes en tiers payant.
L'exception parisienne.
Aujourd'hui, si la fameuse petite carte à puce verte a effectivement conquis la France entière, les praticiens de la capitale résistent toujours à « l'envahisseuse ». La directrice de la CPAM de Paris – la plus grosse caisse de France – y voit un «archaïsme parisien». Lors d'un point presse organisé par la CPAM le 23 mai dernier, Marie-Renée Babel en a expliqué les causes à partir des résultats d'une étude qualitative menée auprès de médecins et de chirurgiens-dentistes. Elle a répertorié «plusieurs types de comportements» chez les réfractaires (46 % des généralistes et 68 % des spécialistes à Paris) : «l'opposition idéologique ou dogmatique au système», la crainte d'un système «cheval de Troie» menaçant la sécurité de leur équipement informatique, les peurs par rapport à l'informatique jugée «trop dangereuse pour les libertés individuelles» et, enfin, les réticences plus molles liées au coût ou aux contraintes techniques.
Quant aux syndicats nationaux de médecins libéraux, ils ont beaucoup évolué par rapport à leurs prises de position passées. Les slogans virulents ont laissé la place à un peu de satisfaction, une bonne dose de résignation et quand même beaucoup d'amertume. «Aujourd'hui, la télétransmission occupe le terrain, c'est une donne, et c'est vrai que cela rend service aux patients», résume le Dr Dinorino Cabrera, président du SML (Syndicat des médecins libéraux). «Les médecins libéraux ne font plus obstacle à la télétransmission, on n'en est plus là, mais il faut rester dans l'incitatif», souligne de son côté le leader de la CSMF (Confédération des syndicats médicaux français) ; le Dr Michel Chassang conteste à cet égard l'amendement « Bur » au projet de loi de financement de la Sécu pour 2008, qui prévoit le paiement d'une «contribution forfaitaire» (1) par les praticiens en contrepartie de leurs feuilles de soins papier résiduelles (dont le traitement est plus coûteux). Un comble, aux yeux du président de la CSMF, alors que la convention avait justement supprimé l'obligation de télétransmission, en gage de relations pacifiées avec les médecins libéraux. En outre, ajoute-t-il, SESAM-Vitale constitue «un service rendu à l'assurance-maladie, utile au patient, qui est remboursé plus tôt, mais il n'apporte aucune plus-value médicale».
Une occasion manquée ?
À MG-France (qui avait promu SESAM-Vitale à ses débuts), le Dr Martial Olivier-Koehret trouve même que «cela perturbe un peu le colloque singulier» et impose aux médecins «la gestion de choses qui ne sont pas fondamentalement de leur ressort». «C'est un progrès à la charge des médecins, auxquels on demande de participer à l'économie des caisses, renchérit le Dr Jean-Claude Régi, à la tête de la Fédération des médecins de France (FMF). Cela aurait pu se faire autrement.» Le Dr Claude Bronner, président d'Espace Généraliste, estime que «c'est fiable techniquement mais (que) cela marche aux dépens des médecins en leur prenant du temps», en raison d'un cahier des charges SESAM-Vitale de plus en plus compliqué pour les mises à jour des logiciels métier. «Enervé tous les soirs» par les tracasseries des FSE, le Dr Bronner pense que la télétransmission n'est certes «pas un fiasco, mais une occasion manquée de faire du superboulot». D'où son rôle «préjudiciable» sur les relations médecins-caisses en général.
Quid de l'impact de SESAM-Vitale sur l'informatisation du corps médical ? André Loth est formel : «Les pouvoirs publics ont ainsi accéléré l'informatisation» des professionnels de santé.
Selon le SML, seulement la moitié d'entre eux avait en tout cas accepté l'aide de 9 000 francs proposée pour s'équiper et basculer ensuite du papier aux FSE. Aujourd'hui, une petite partie des praticiens se contentent en fait d'un terminal portatif pour envoyer des FSE aux caisses. «On a fait la confusion entre télétransmission et informatisation», regrette le Dr Bronner. «L'informatique est devenue synonyme de “télétrans” et donc de soucis», ajoute quant à lui le président de MG-France, si bien que les outils d'aide à la décision (comme les logiciels d'aide à la prescription, les systèmes d'alerte…) «restent embryonnaires chez les médecins». Or, justement, plaide le Dr Chassang, «l'important pour le médecin, c'est de s'informatiser, non pas pour la télétransmission, mais surtout pour se servir de logiciels médicaux permettant l'accès aux banques de données pharmaceutiques, et la simplification de son travail grâce aux protocoles et formulaires dématérialisés». D'où la nécessité, à son avis, de «débloquer l'aide à l'informatisation» promise par la convention.L'informatisation revient bien sûr aussi au coeur des préoccupations à l'heure où les pouvoirs publics cherchent à relancer de nouvelles expérimentations du DMP…
(1) Son montant est censé être négocié par les partenaires conventionnels.
Les chiffres clés de la télétransmission
En 2008, 52 500 médecins généralistes libéraux (soit 85 % des omnipraticiens installés) et 34 100 spécialistes (68 %) télétransmettent. Vitale est utilisée au total par 250 000 professionnels de santé libéraux, soit 85 % des effectifs (les pharmaciens culminant à 98 %).
Les caisses reçoivent environ 4,5 millions de feuilles de soins électroniques par jour, dont 1,4 million de FSE remplies par les médecins libéraux. Avec 900 millions de FSE produites par an, les flux SESAM-Vitale représentent plus des deux tiers de toutes les demandes de remboursement réceptionnées par les caisses.
Depuis la convention médicale de 2005, chaque FSE sécurisée donne droit à une aide des caisses fixée à 0,07 euro.
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