IL N’Y A QU’UN MOT pour désigner la politique mise en oeuvre par M. Solana : apaisement. On comprend fort bien les nécessités économiques, diplomatiques, politiques et de sécurité auxquelles sont soumis les Européens qu’il représente ; et il n’est pas impossible que les Danois, médusés par l’ampleur de la fronde qui les met au ban du monde musulman, souhaitent que le chef de la diplomatie européenne calme le jeu. Enfin, son argumentation, qui repose sur une réserve que beaucoup, dont nous-mêmes, ont émise, apparaît comme fondée : il était inutile et provocateur de blesser les musulmans en raillant leur religion.
Les représentants de notre gouvernement, à commencer par le président Chirac, n’ont cessé de le répéter. Et on devine que la classe politique regrette au fond d’elle-même que les journaux français aient reproduit les caricatures. Bref, il n’est pas ardu de comprendre le contexte : des minorités musulmanes existent dans presque tous les pays d’Europe et elles méritent le respect que l’on doit à toutes les minorités.
Gesticulation.
Mais on peut le dire fermement sans tomber dans la flagornerie. M. Solana s’est littéralement prosterné devant ses interlocuteurs, comme si l’Europe avait commis un crime sans précédent contre un islam au-dessus de tout reproche. C’est ridicule ; et, en plus, cela montre que la gesticulation de ces derniers jours dans les rues européennes est en train de porter ses fruits.
Or, dans une société laïque, la notion de péché (ou de blasphème) n’existe pas. Les caricatures relatives à la religion catholique sont au moins aussi provocatrices que celles qui sont parues au Danemark. Aucun pouvoir, temporel ou spirituel, n’échappe, en France et ailleurs, à l’ironie des dessinateurs. Et si rabbins, prêtres et pasteurs ont volé au secours de l’islam « insulté », c’est, pour reprendre l’excellente expression de Philippe Tesson, sous l’effet d’une sorte de «corporatisme religieux».
Comme la plus belle fille du monde, M. Solana ne peut donner aux musulmans que ce qu’il a. Il n’a pas le pouvoir de remettre en cause la liberté d’expression ; il ne peut pas téléphoner aux journaux pour supprimer des caricatures ; il ne peut même pas promettre aux dirigeants arabo-musulmans que le « scandale » ne se reproduira pas. Nul ne doute que les hurlements de sainte horreur qu’ont poussés des musulmansrévoltés par le « sacrilège » ne resteront pas sans effet. Nous prenons tous les paris : en dehors des courageux journaux qui ont publié les dessins danois, qui, désormais, n’y réfléchira pas à deux fois avant de railler l’islam, et peut-être même d’autres religions ? Les musulmans de France, qui s’estiment victimes, brandissent quand même une menace puisque leurs organisations portent plainte contre des journaux français. Partout ailleurs, en Syrie, en Iran, au Liban, en Palestine, en Turquie, on est passé sans attendre aux représailles. C’est ce mouvement qui fait peur aux dirigeants européens et c’est la menace implicite des outragés qui est en train de faire reculer nos gouvernements.
POUR ETRE LIBRE IL FAUT D'ABORD NE PAS AVOIR PEUR D'ETRE LIBRE
Un régime particulier ?
Car, dans cette affaire, les victimes ne sont ni sans défense ni dépourvues d’agressivité. Comme dans l’affaire du voile, les sept mille personnes qui ont manifesté la semaine dernière à Paris contre les caricatures ont remis en cause l’un des fondements de notre société, c’est-à-dire la liberté d’expression, sans que personne ne s’en offusque. Aucune religion n’est épargnée par l’ironie des artistes, mais la religion musulmane devrait, en France, bénéficier d’un régime particulier. De la même manière qu’on a voulu imposer le voile, en tant que particularisme indélébile, à une société qui veut justement niveler les particularismes.
Avons-nous entendu la voix d’un seul intellectuel musulman s’élever contre la frénésie des outragés ? Les deux journalistes jordaniens qui ont estimé que l’islam était plus mal représenté par le terrorisme que par les caricatures sont maintenant en prison. Mais, en France, où on est libre de manifester, y compris contre les acquis républicains, quel musulman a eu le courage de se placer en dehors du cercle des « victimes » ?
Le pire est venu du secrétaire général de l’OCI (Organisation de la conférence islamique), le Turc Ekmeleddin Ihsanoglu, qui, comme d’autres avant lui, s’est approprié le sort des juifs, auxquels il compare les musulmans d’aujourd’hui en Europe. Et, comble de l’amalgame, croit que le monde musulman « ressent cette affaire commeun nouveau 11 septembre ». C’est mettre en équivalence un crime de masse et des dessins que personne n’aurait jamais vus si quelques manipulateurs n’avaient décidé de leur donner beaucoup plus de publicité qu’ils n’en méritaient.
Des siècles ?
Qu’on ne nous dise pas non plus qu’il faut se mettre à la place des musulmans et se conformer aux jugements toujours érudits et sages des Gilles Kepel et des Benjamin Stora, selon lesquels il nous a fallu des siècles pour instaurer nos démocraties, donc nous devons donner le même temps aux arabo-musulmans. On ne voit pas que les princes saoudiens qui vont faire la fête à Las Vegas dans leur avion privé n’ont pas su épouser les « valeurs » de la République ; c’est la liberté qui leur permet de boire et de s’amuser hors de leurs frontières et, si elle n’existe pas à l’intérieur de leur pays, c’est seulement qu’ils n’y tiennent pas.
Il n’y a pas de seuil intellectuel ni même culturel pour la démocratie. Rendez sa voix à un électeur, même le plus inculte, et il saura exactement pour qui il doit voter. Regardez les territoires palestiniens : il n’a pas fallu quatre siècles aux Palestiniens pour élire... des islamistes, qu’ils pourront toujours renvoyer à leurs études s’ils les déçoivent. L’exemple de la Palestine est infiniment plus encourageant que celui de l’Arabie ou de la Syrie. Et vous verrez que le Hamas sera transformé par le vote ou qu’il abandonnera le pouvoir.
En conséquence, rien ne nous empêche de tenir à nos interlocuteurs arabes ou musulmans un langage ferme sur ce que nous sommes. Nous sommes libres ; et pour mériter cette liberté, il faut d’abord ne pas avoir peur d’être libre.
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