Le Temps de la médecine : Souffrances de soignants
« DESENCHANTE : le médecin se sent de plus en plus souvent traité comme un livreur de pizza au supermarché de la médecine : l'écart se creuse entre ses aspirations, une certaine routine et des attentes paradoxales où il se trouve investi d'une toute-puissance magique de devin, renforcée par la médecine de prédiction et les biotechnologies médiatisées avec éclat », affirme Isabelle Gauthier dans un article sur le burn-out des médecins, tiraillés entre idéal et usure.
Les chiffres, en effet, impressionnent : le stress frappe pratiquement un médecin sur deux et de 25 à 40 % des soignants seraient épuisés, ce qui « donne au syndrome d'épuisement professionnel des soignants une allure d'épidémie », note le Dr Canoui. C'est en abordant la souffrance de l'enfant atteint de maladie grave ou chronique et de sa famille, qu'il a rencontré celle des soignants : « Nous nous sommes rendu compte, à l'occasion des réunions avec les infirmiers(ères) et les médecins, combien certaines situations les avaient marqués. La simple évocation de ces situations suffisait parfois à faire jaillir une émotion non maîtrisée plusieurs années après. » Si toutes les professions peuvent être touchées quand l'individu est soumis à un stress chronique, pour celles qui touchent à l'humain (policiers, avocats, enseignants ou assistantes sociales), les conséquences sont particulières. Lorsque le livreur de pizza ou le garagiste, pour se protéger du stress, prend de la distance par rapport à son métier, la réaction d'adaptation semble appropriée. Dans le cas des professions qui fonctionnent sur la relation à l'autre, s'enclenche ce que Pierre Canoui appelle la « pathologie de la relation d'aide. » L'enjeu pour le soignant est encore plus immédiat : « Ce qu'il met à distance, c'est le malade, le demandeur de soin, celui qui est la raison d'être de son métier. » La déshumanisation de la relation à l'autre, lequel n'est plus reconnu comme personne, « ouvre la porte au cynisme relationnel et à une certaine violence médicale », estime le Dr Canoui. Elle peut aboutir à des passages à l'acte mineurs (énervement dont les patients subissent les conséquences), voire majeurs. Non seulement la situation est à risque pour le patient (manque de lucidité qui peut conduire à des erreurs), mais le soignant a un sentiment d'échec ( « Je ne suis plus bon. »). Tous ceux qui agissent au chevet du malade sont concernés, même si les formes peuvent différer. Longtemps touché par l'omerta, le syndrome d'épuisement des médecins commence à faire l'objet de travaux : en cas de souffrance, leur demande d'aide est tardive ; déprimés, ils ne se traitent pas et continuent de travailler. Surtout, « ils ne s'autorisent pas à en parler », note le Dr Canoui.
Trois types de solution.
Le phénomène est insidieux, s'installe lentement à l'insu de l'individu, pendant plusieurs mois, voire des années. « Il convient d'en repérer les signes », explique le Dr Canoui, avant que ne survienne le jour où « l'on n'en peut plus ». Il propose trois types de solution. Les premières tiennent à l'organisation même du travail, qui doit être orientée vers l'humain et permettre aux soignants de réellement s'investir dans la relation d'aide : reformulation des objectifs et du sens du travail, soutien des soignants, sans compter les aspects ergonomiques ou de dotation en matériel et en personnel. Les deuxièmes concernent les facteurs personnels. S'il est admis qu'il n'existe pas de personnalité plus à risque que d'autres, certaines personnalités dites « hardies » ou qui ont la capacité de ne pas se sentir envahi par l'autre semblent mieux protéger. « Cela ouvre la voie aux pratiques de développement personnel qui apprennent à se protéger », explique le pédopsychiatre. D'une manière générale, les soignants doivent apprendre à sortir d'un fonctionnement en « apnée », en se donnant des temps pour « ventiler leurs émotions ». Les congrès médicaux, les groupes Balint ou les groupes de parole peuvent avoir cette fonction. Certains rites professionnels, comme le fameux « esprit carabin » offrait, selon lui, cette porte de sortie, cette respiration par rapport à la violence et à la difficulté du métier.
Enfin, on ne peut faire aujourd'hui l'économie de la réflexion éthique sur les limites : « Que faire, que dire au moment où je ne sais plus. » La réanimation pédiatrique est particulièrement concernée. Une enquête nationale a montré que 41,3 % de la population pédiatrique soignante était atteinte d'épuisement professionnel. Dans le service de Necker, la manière d'accompagner la mort des enfants a été repensée pour que les soignants ne soient plus seuls pour affronter ce tabou et que les parents n'aient pas le sentiment d'être mis de côté : « Nous avons relu les dossiers de fin de vie, organisé des rencontres de discussion éthique par rapport à un malade donné, des réunions d'analyse des situations médicales avec ou sans psy, établi une continuité avec la prise en charge dans la chambre mortuaire. » Il n'existe pas de groupes de parole ( « Nous ne sommes pas parvenus à les mettre en place en réa »), mais un psychologue, une psychomotricienne et lui-même sont là pour recueillir la parole des soignants et leur apportent du soutien. Il préfère parler d'une « vigilance éthique » qui permet de ne laisser en suspens aucun problème. Il faut savoir « remettre un arrêt de traitement si tout le monde n'est pas d'accord ou ne pas se précipiter sur un arrêt de réanimation, le temps que la famille puisse dire au revoir. »
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