La santé en librairie
« La souffrance de l'être en tant que sujet est réellement inaccessible à une science qui ne peut que privilégier sa manifestation objective et l'ordonner », dit Didier Sicard (« la Médecine sans le corps »). Comment résoudre cette aporie, source de malentendus, dont le nombre augmente parallèlement et proportionnellement à nos capacités techniques médicales ? La réflexion que propose le président du Comité consultatif national d'éthique, chef de service de médecine interne à l'hôpital Cochin, est à la fois méditée et vécue, posée mais originale, généreuse et pudique.
Chiffres et images numérisées ont peu à peu confisqué la relation soignante et font désormais obstacle à la rencontre du corps et à l'écoute de la parole. Sans céder à la critique facile et systématique, Didier Sicard analyse de manière convaincante les illusions délétères qu'entretient l'idéologie médicale ambiante : toute-puissance, maîtrise du vivant, confusion entre « normalité médicale » et bien-être, etc.
Médicalisation de la société, nouvelles approches face aux risques, éducation et rapport au corps médicalisé, esthétique, art et médecine, tentative de définition de la bioéthique contemporaine sont autant de thèmes qui permettent à l'auteur de remettre profondément en question les idées reçues et/ou consensuelles sur lesquelles nous nous appuyons dangereusement. « Le malade n'est plus que le prétexte de notre action (...) il n'est plus seulement redevable à la médecine de son bien-être. Il est devenu à la fois le faire-valoir et le serviteur », déplore-t-il. Résultat, nous payons aujourd'hui chèrement nos discours de maîtrise. L'insatisfaction et l'angoisse de tous, soignants comme soignés, et l'incompréhension réciproque ne cessent de croître ; « la médicalisation excessive du corps » a entraîné une perte de confiance. « Ce transfert progressif de l'existence sur des données scientifiques objectives ne donne ni direction, ni sens, ni accrochage à quelque repère que ce soit » ; il nous faut donc nous « interroger sur le doute nécessaire comme contrepoids aux vanités humaines ». D'autant plus sérieusement que notre société est envahie par la médecine dont le champ s'étend désormais à des domaines comme l'alimentation, la sexualité, le deuil, l'affectif, etc.
On a pourtant rarement autant glosé que ces dernières années sur le respect de la dignité du malade, des vieux, des jeunes, des sans domicile ou des douloureux. Mais, c'est l'arbre qui cache la forêt car, précisément, souligne le Pr Sicard, ces discours
« emphatiques, lyriques, incantatoires »trahissent probablement notre conscience aiguë du manque. Et de la même façon que le sujet malade est de plus en plus une fiction, un être
« constitué »par la médecine quand il n'est pas un
« usager »de soins, la relation médicale avec l'autre se résume à une série de discours, de projets dits
« éthiques »(ou pas), de fantasmes bien pensants sans rapport avec la réalité quotidienne ou de propos mercantiles. C'est la médecine sans le corps.
« Suffit-il de dénoncer les dérives pour s'en protéger ? De recourir à des incantations spirituelles de philosophie sur la dignité de la personne humaine pour s'en revêtir ?(...)
Non assurément ! »Une prise de conscience collective et une réflexion solidaire s'imposent ; la nécessité d'une médecine de proximité aussi. Nous devons
« interroger sans cesse l'image de la science et de la médecine dans leur rapport avec la personne », insiste Didier Sicard. Si l'art et la création sont beaucoup abordés dans cet ouvrage, c'est qu'ils permettent
« d'entrer en contact avec l'intériorité de chaque être en bousculant le conformisme inhérent au progrès médical ». Car il nous faut retrouver le sentiment d'appartenir
« à une même espèce humaine ». Le bonheur est là et pas seulement dans la recherche utopique et effrénée de la
« normalité ».
Bestiaire humain
Cette idée que la santé n'est pas le normal et que le normal n'est pas la santé semble bien partagée par Bernard Lebeau (« 2001, Odyssée de l'espèce »). « On peut vivre heureux tout en étant malade, sous réserve du respect de la qualité de la vie », écrit ce médecin qui, suivant l'ordre d'une logique imposée par le temps « parce qu'il n'en est pas d'autre dans l'histoire d'une vie », a choisi de raconter la chronique quotidienne de ses échanges avec les autres membres de « l'espèce humaine », justement.
Echanges émouvants ou drôles, graves sous une apparence de légèreté, avec un patient et son entourage à propos de la maladie, de la mort, de la vie, de la peur, de la littérature ou du sport sont livrés de manière sensible par ce professeur de pneumologie de Saint-Antoine qui ne se connaît qu'un ennemi, le tabac ! Ces petites aventures quotidiennes sont classées par ordre chronologique et par thèmes, accident, tempête, mort (le 11 septembre 2001), mariage, cauchemar ou cirque, et les personnages principaux apparaissent avec humour sous le masque de l'animal qu'ils évoquent à l'auteur. Pour ceux qui aiment faire de la médecine « avec le corps », ce récit est rassurant.
Un patient est fait de chair, de sang et d'émotion : « Derrière l'organe, il y a un petit garçon, une petite fille qui doit être considérée dans son environnement et pas uniquement dans sa pathologie », nous dit aussi Antoine Bourrillon, professeur de pédiatrie à l'hôpital Robert Debré (« Nos enfants sont-ils bien soignés ? »). Pourtant, cet enfant désiré, choyé, parfois surprotégé risque d'être « dépossédé » de sa médecine, déplore l'auteur. 5 900 pédiatres (6 % des spécialistes) sont actuellement en activité en France ; la moitié d'entre eux a plus de 50 ans. La relève n'est pas assurée. Cette spécialité, jeune dans l'histoire de la profession médicale, risque de « mourir avant de devenir adulte ». Formation longue, rémunération insuffisante, charge de travail trop lourde, crainte du recours judiciaire s'associent à la chute débutante du nombre de médecins pour générer une pénurie de pédiatres dans les années à venir.
Dialogue ou violence ?
« Nos enfants sont-ils bien soignés ? » est tout autant destiné à amener le public à mesurer la gravité de la situation qu'à convaincre de la beauté et de l'utilité de ce métier. Car là aussi, le malaise est profond, chacun a pu un jour ou l'autre le ressentir. Les urgences de pédiatrie sont paradigmatiques de ces malentendus croissants entre les trois membres de cette relation à trois : soignants, parents et enfants.
Certaines scènes sont en effet révélatrices du climat qui règne parfois aujourd'hui à l'hôpital, raconte le Pr Bourrillon désolé : « Un père tient dans ses bras son nourrisson, à l'évidence bien-portant, tombé de son berceau... il y a trois semaines ; il exige l'examen IMMEDIAT de son enfant par un médecin compétent ». L'infirmière d'accueil lui explique qu'il va devoir attendre son tour, elle reçoit un coup de poing en plein visage.
Le nombre de consultations en urgence pédiatrique représente le tiers de la totalité des urgences hospitalières et ne cesse de croître. Pourtant les « vraies » urgences (risque vital) ne concernent que 5 % des malades. Le problème est pour partie le fait de l'aggravation de l'intolérance des parents aux symptômes des enfants qu'il s'agisse d'une fièvre, d'une inappétence alimentaire ou d'un rejet gastrique. Isolement familial et amical mais aussi discours alarmiste des médias (le souhait de prévention et d'information a parfois des effets paradoxaux) et consumérisme médical sans limite expliquent ces malentendus.
Farouchement convaincu de la nécessité de protéger ce corps de métier, Antoine Bourrillon sait que le problème est complexe et que la réponse ne peut être que collective ; il plaide pour l'adaptation de cette spécialité à notre société actuelle et pour l'élaboration de nouveaux modes de fonctionnements (consultation téléphonique, réseaux, etc.) permettant de meilleurs échanges entre tous ceux qui s'occupent de l'enfant : puéricultrices, kinésithérapeutes, infirmières, généralistes, sans oublier bien sûr les parents, maillon indispensable de la santé de l'enfant.
« La Médecine sans le corps ; une nouvelle réflexion éthique », Didier Sicard, Editions Plon, 282 pages, 19 euros.
« 2001 Odyssée de l'espèce », Bernard Lebeau, Editions Atlantica, 264 pages, 17 euros.
« Nos enfants sont-ils bien soignés ? », Antoine Bourrillon (en collaboration avec Sophie Aurenche), Editions Masson, 176 pages, 15 euros.
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