DE NOTRE ENVOYEE SPECIALE
ELLE ARRACHE des brins d’herbe tout en parlant. C. est l’une des résidentes de la Maison Jean Bru, à Agen. Elle a 15 ans et demi et des airs d’enfant et d’adulte à la fois. L’âge, sûrement. Le passé aussi, déjà lourd. C. a été violée par son père quand elle avait 8 ans. Sa mère n’a rien dit, mais a quitté le domicile conjugal, sa fille sous le bras. A rencontré un autre homme. Et rebelote, lui aussi a agressé C. «Mon beau-père est mort avant d’avoir été jugé. Et c’est ça le plus dur», analyse-t-elle.
Sa camarade A., dont le regard est caché derrière des lunettes rondes et une mèche blond platine, raconte elle aussi, un petit sourire crispé au coin des lèvres, l’inaudible, l’insupportable, l’inimaginable. «Je pense que cela a commencé à ma naissance. D’abord par mon grand-père, puis mon cousin. Il avait 19ans. Moi, ce qui me rend dingue, c’est qu’il est toujours en liberté, alors qu’il a violé mes quatre soeurs», souffle-t-elle d’une voix timide.
On écoute ces intimes révélations en essayant de cacher son effroi.
«Je me sens très mal ici, lâche C. Je m’échappe le plus possible, pour retrouver les gens qui m’apprécient.» C. attend juste une chose, grandir. «J’ai très vite évolué. Je suis capable d’en parler. Tout le collège est au courant mais ils ne me jugent pas. Avec mon mec, j’ai tout de suite mis les choses au clair. Il faut savoir se protéger et faire comprendre qu’on n’est pas des jouets.» A. éprouve encore beaucoup de peine à partager ce qu’elle a vécu avec ses proches. Son petit ami, qu’elle connaît depuis un mois, ne sait pas.
C. juge avec virulence l’établissement qui l’a accueillie, son règlement trop rigide (trop de décharges à faire signer pour autoriser les sorties), tout en reconnaissant que «c’est intelligent d’avoir créé cette maison». Une plus grande passe, tortillant ses fesses dans un jean moulant et un débardeur en filet jaune. Elle grommelle, vocifère deux ou trois insultes à l’intention de C. et claque une porte. Cinq minutes plus tard, elle ressort et crâne. «Ici, c’est la première fois qu’on me dit non.» Maintenant C. arrache l’herbe et la jette sur la plus grande. Elles s’échangent quelques «Ta gueule» et se marrent. Un éducateur nous apprend ensuite que ce que L., «la plus grande», a subi, est encore pire que les autres. Viol et barbarie. Totale négation de soi. Son père lui brûlait des cigarettes sur le bras, la laissait dormir dehors...
A contre-courant.
Quand la Maison Jean Bru a ouvert ses portes il y a dix ans, la démarche allait à contre-courant des pratiques concernant l’enfance. C’est la première et unique structure en France qui accueille des jeunes filles victimes d’agressions sexuelles.
Aujourd’hui encore, beaucoup craignent la stigmatisation de ces gamines qui sont rassemblées autour du même drame. Au contraire, estime Alexis Sandou, cadre éducatif à la Maison, «cela crée un lien de solidarité entre elles, qui leur permet de parler. “Je sais que tu sais, donc je n’ai pas besoin de répéter mon histoire”. »«Ici, elles sont affreusement normales», ajoute Michel Louvet, ancien colonel de gendarmerie qui a pris la direction du centre.
Dans cette belle demeure, en plein centre-ville d’Agen, est née l’aspirine effervescente (Upsa) dans les années 1950. Depuis dix ans y séjournent des filles qui ont entre 7 et 18 ans et qui viennent de toute la France. Envoyées par l’Aide sociale à l’enfance, elles restent de deux à quatre ans en moyenne. La Maison accepte de soutenir financièrement celles qui atteignent la majorité et qui auraient entamé une formation, si elles le souhaitent, et de passer un «contrat jeune majeur» (conclu entre le conseil général et l’établissement), sous conditions extrêmement strictes, précise le directeur, avec obligation de résultat chaque année.
Toutes les «filles de Jean Bru» sont concernées par des procédure pénales. «Nous les préparons à passer à la barre. Ce sont des moments extrêmement forts, explique le directeur, car, pour la première fois elles revoient leur agresseur et, pour la première fois, on va démontrer publiquement qu’elles ont raison.»
Les aider à cicatriser.
La Maison Jean Bru a d’abord été un centre de soins. Aujourd’hui, la priorité est donnée à l’éducation. «Nous avons essayé de faire une maison où l’on vit. Donc on y mange, on y dort, on s’y dispute.» L’accompagnement thérapeutique a été externalisé. Tout comme l’enseignement scolaire et les loisirs. «Nous voulons aider les filles à ne pas se maintenir dans l’état de victime et à devenir responsables de leur destin.» Les chambres sont simples ou doubles. Il devrait y avoir bientôt davantage de chambres individuelles afin de préserver l’intimité déjà bien abîmée de ces jeunes filles qui, parfois, reproduisent les attouchements qu’elles ont subis sur les autres pensionnaires.
«Nous les aidons à grandir, à cicatriser, à mener une vie la plus normale possible», explique Alexis Sandou. «Au-delà de l’abus sexuel, il y a l’éloignement avec la famille, la séparation de la fratrie. Pour certaines, qui ont été mal nourries, mal éduquées, c’est la première fois qu’elles se mettent à table correctement pour prendre un repas. Et le pire est parfois ce qui s’est passé depuis la révélation des faits (procédures judiciaires, placements en foyer à répétition). La bientraitance peut être vécue comme une grande violence car elle constitue un brusque changement pour elles après des années de maltraitance. Nous voulons les convaincre qu’elles ont droit au bonheur, qu’elles le méritent.» Ces demoiselles sont à la fois dans le rejet et la séduction. «Le sexe a été pour elles une monnaie d’échange, et souvent la clef de la paix du ménage.»
Des formations continues sont proposées une fois par semaine aux travailleurs sociaux sur le comportement de séduction, la scarification, le suicide... «Nous apprenons aux filles à respecter les autres et à se faire respecter, à réapprendre les positionnements enfants-adultes. On les resocialise», insiste Michel Louvet. Parce que les attouchements sexuels ont souvent eu lieu dans le lit familial, une personne assure la surveillance le soir et la nuit, pour que les endormissements se passent dans le calme. Daniel, l’homme de service, est là toute la journée.
« C’est quand même mon père ».
En 1984 était lancée en France une campagne à destination des professionnels : «50000 enfants maltraités en France. En parler, c’est déjà agir.» Trois lignes figuraient au bas du document, se souvient Marceline Gabel, spécialiste de l’enfance maltraitée et présidente du conseil scientifique de l’association Docteurs Bru : elles indiquaient qu’une «autre forme d’agression» frappait aux États-Unis, les abus sexuels. La découverte de ce mal fut chez nous «un traumatisme non seulement pour les jeunes mais aussi pour les soignants et autres intervenants», témoigne le Dr Patrick Ayoun, pédopsychiatre et psychanalyste, consultant à la Maison Jean Bru. «On a d’abord considéré que pour s’occuper des victimes il fallait couper le lien avec les agresseurs. On s’est dit que c’était la seule façon de protéger les enfants. C’était presque la chasse aux sorcières. Et puis il a fallu considérer que ces filles qui ont été blessées n’en restent pas moins des êtres vivants avec les envies, les besoins, de tout adolescent. Et alors on a pris conscience qu’elles ont besoin de leurs parents, même s’ils ont été leurs agresseurs. “C’est quand même mon père” , entend-on. Les travailleurs sociaux sont d’ailleurs sans cesse ballottés entre l’envie de tout signaler et de ne plus rien signaler du tout.»
Réinjecter de la réalité.
Mettre en place un travail avec la famille fait partie des grandes préoccupations de la Maison Jean Bru. «Cette approche rassure les filles, estime Michel Louvet. Elles se disent qu’elles sont aidées et que leur famille l’est également. Elles ne se considèrent plus comme le seul élément dysfonctionnant.»
On se trouve dans l’impensable puisque le protecteur naturel est l’agresseur, explique le Dr Ayoun . «Et pour faire face à cela, on est obligé de se déchirer soi-même pour s’adapter à cette double face.
L’atteinte n’est pas seulement à l’intérieur de l’enfant mais aussi dans ses liens à autrui. Or on se construit avec du lien.» Séparer n’est pas totalement aider. «La diabolisation de l’agresseur va de pair avec la séparation, idéalisée comme cocon protecteur de l’enfant, poursuit le Dr Luc Massardier, psychiatre à l’hôpital Sainte-Anne à Paris et consultant en milieu pénitentiaire. Or l’éloignement seul entretient la confusion, car il fige le temps sur le moment de l’agression, chez l’enfant comme chez l’agresseur, et ne permet pas d’intégrer que la vie continue ni les différents événements qui se sont déroulés depuis. Il faut pouvoir réinjecter de la réalité. Il est certain que l’accompagnement éducatif de ces filles ne peut être complet si l’on n’apporte pas de la réalité sur leurs agresseurs». Quant aux auteurs des agressions, ils sont «enfermés dans leur propre honte ou bien dans la négation de ce qu’ils ont commis. Bien souvent, on se heurte au refus clair et net de nous rencontrer. Or la reconnaissance du délit est évolutive. On peut aussi s’interroger sur notre légitimité à rencontrer les parents d’une jeune fille qui exprime clairement son refus de prendre contact avec eux. Abusons-nous de notre pouvoir?»«Ici, c’est notre deuxième famille», témoignent des anciennes passées faire coucou pour la petite fête. « Cela veut bien dire qu’elles ont une première famille, conclut Marceline Gabel. Elles font bien la distinction.»
En France, une jeune fille sur neuf est victime de violence sexuelle avant l’âge de 18 ans. Il n’y a pas un, mais des incestes. En fonction du type de l’agression et du lien de parenté, les traumatismes ne seront pas les mêmes, expliquent les spécialistes**. L’inceste n’est d’ailleurs pas désigné en tant que tel dans le code pénal. Il entre dans le cadre des crimes et délits, comme les viols ou agressions sexuelles, avec facteur aggravant parce que commis par ascendant sur mineur. «On a parlé de “pire crime”, de “crime impensable” à propos des incestes . Les tribunaux se sont mis à punir plus sévèrement les incestes que les meurtres. Or, dans le code pénal, le pire crime, c’est le meurtre», remarque Christian Chomienne, magistrat à Bordeaux et membre du conseil scientifique de l’association.
Le club des anciennes.
Pour garder le fil avec les anciennes, l’association Docteurs Bru a décidé de monter un club. «Les filles ont le droit d’abandonner la maison, mais pas l’inverse», estime Jacques Maître, sociologue qui a piloté une enquête en 2004 auprès des jeunes filles qui sont passées par la Maison d’Agen. «Nous étions tombées dans l’extrême, explique Jacqueline Alexandre, qui préside l’association. Je pensais qu’elles avaient envie d’oublier. Or, dans l’étude, toutes disent que le jour où elles sont parties, nous les avons laissées tomber. Tout comme dans les familles, les enfants ont beau adorer leurs parents, ils sont ravis de les quitter un jour, mais aussi de pouvoir revenir les voir.»
Dans la cour de la Maison Jean Bru, devant la montagne de petits fours, les petites entonnent la chanson de Souchon, qui dit : «Laissez-moi rêver que j’ai 10ans». Jacqueline Alexandre annonce la création future d’un centre identique, pour garçons. Applaudissements spontanés des petites qui se jettent dans les bras, larges sourires « enferrés » d’appareils dentaires. L’expression d’une belle solidarité entre les sexes, relève, satisfait, l’un des psychiatres.
* www.maisonjeanbru.org.
** « Questions d’inceste », des Drs Ginette Raimbault, Patrick Ayoun et Luc Massardier, éditions Odile Jacob.
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