IL Y A bien sûr une histoire de l’antisémitisme en général. Mais la France est le premier pays au monde à émanciper les Juifs en 1791, au moment où ils sont partout citoyens de seconde zone, soumis à vexations et massacres. Il y a de la même façon une histoire des mouvements ouvriers, de leur presse et de leurs leaders, et Michel Dreyfus en restitue très bien les ramifications compliquées. Or son livre a l’originalité de faire confluer les deux, jetant par là même un trouble.
Quel lien pourrait-il y avoir entre le peuple de la solidarité, du progrès et de la justice et l’appel au meurtre ? Comment se concilient la défense des valeurs universelles et l’exclusion d’un groupe ? Et puis, n’avons-nous pas pris l’habitude d’associer la droite et surtout l’extrême-droite à la haine des Juifs ? Cette dernière ayant montré tous ses talents avec le régime de Philippe Pétain.
Une importante partie du travail de Michel Dreyfus évoque les débuts du socialisme, de 1830 à 1880. Les ténors de ces mouvements sont évoqués, tels Fourier ou Proudhon, la pionnière du féminisme Flora Tristan, le moins connu Alphonse Toussenel, qui publie en 1845 « les Juifs, rois de l’époque ». Tous, au travers d’une prose souvent suffocante d’injures, lient les juifs à la grande banque et au capitalisme.
Le cas de Karl Marx n’est évidemment pas anodin, et a donné lieu à mille exégèses dont l’auteur restitue bien la complexité. Petit-fils de rabbin, Marx n’est-il pas le propagateur de l’expression « la question juive » ? Son analyse, écrit Dreyfus, « réduit le judaïsme à l’argent et au commerce, tout en l’assimilant à la société bourgeoise », il estime que « l’émancipation sociale du Juif, c’est l’émancipation de la société du judaïsme ».
Au travers de nombreux exemples, se dégage de manière aveuglante un objet précis de haine et de fixation : la famille Rothschild. C’est, grâce à elle, si l’on peut dire, que se conforte l’assimilation des Juifs à la ploutocratie bancaire.
En 1870, les Juifs concentrés autour de Paris ne représentent pas plus de 0,2 % de la population française (36 millions). En 1865, une cinquantaine des 300 principaux banquiers sont des Juifs et en 1892, sur 440 patrons d’établissements financiers, il y aurait de 90 à 100 Juifs.
Une césure.
C’est sans raison peut-être que nous venons d’accabler le lecteur de chiffres. D’autant que, nombreux dans un secteur, les Juifs sont accusés d’être trop voyants ; peu nombreux, ils sont suspects et accusés de complot. Des refrains que la presse de gauche reprendra à la droite, mais avec moins d’entrain, après « l’Affaire ».
L’affaire Dreyfus, qui divisa on le sait la France de 1894 à 1906, permet à l’auteur de scruter les mouvements socialistes et anarchistes ainsi que leur presse, en particulier l’importante publication « la Petite République ». Il en ressort que, même après que le capitaine Dreyfus ait été blanchi, l’antisémitisme persiste longtemps, légèrement ébranlé par la découverte qu’il y a un prolétariat juif important. Comme toujours, la représentation du Juif l’emporte nettement sur la réalité.
Ceci n’empêche pas l’auteur de considérer que « l’Affaire » marque une césure. Désormais, il y aura des traces d’antisémitisme mais celui-ci est déconsidéré à gauche. Pas pour très longtemps tout de même, juste quelques décennies, puisque le négationnisme de l’atypique Rassinier entraînera celui de Faurisson et de Garaudy et croisera très souvent la mouvance anarchiste de gauche.
Fort opportunément, il nous est demandé de prendre beaucoup de recul à l’égard de l’antisémitisme du temps de « l’Affaire ». « Il ne se pose pas dans les mêmes termes qu’aujourd’hui, en raison de l’histoire du "court vingtième siècle", qui a vu notamment l’avènement d’Hitler et la destruction des Juifs d’Europe », dit Michel Dreyfus.
Chemin faisant, beaucoup d’efforts sont déployés pour rappeler que l’antisémitisme « à gauche » n’est pas « de gauche ». Rassurez-vous, ce sentiment n’est chimiquement pur que chez la droite et surtout l’extrême-droite. Mais on referme le livre tellement saoulé de citations boueuses qu’on finit par ne plus bien voir les différences. Les très nombreux « incidents » antisémites de ces dernières années, dissimulés souvent derrière le faux nez de la lutte contre Israël, n’auraient-ils pas dû mobiliser beaucoup plus le « peuple de gauche » ?
› ANDRÉ MASSE-STAMBERGER
Michel Dreyfus, « l’Antisémitisme à gauche », Éd. La Découverte, 290 pages, 23 euros.
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