ALAIN DELON se désignait par son propre patronyme avec vanité ; André Glucksmann applique le « je est un autre » à l’enfant qu’il fut. Il a de la chance l’enfant, le monde lui appartient. Plus de père, il est mort en 1940, il est au centre d’une noria féminine : une grand-mère, une mère, deux soeurs aînées. Tout bouge sans cesse : des couloirs, des valises, deux langues, les lieux tournaient autant que les identités, Rivière, pas Glucksmann ! Et finalement, «sans que j’en conserve une mémoire précise, je m’étais retrouvé à 4ans dans un camp où l’Etat français regroupait les juifs de la zone dite libre pour les expédier aux nazis. C’était à quelques lieues de Vichy, Bourg-Lastic».
Freud affirme que l’enfant a quelque semi-consciente aperception des rapports sexuels de ses parents. De la même façon, on tente de cacher à l’enfant le macabre et l’horrifique, mais il assiste après la guerre au retour de Paul, «expédié à Auschwitz en lambeaux», et peut-être la grand-mère le serre-t-elle de trop près en le berçant avec des comptines allemandes. Grandir avec les mots de l’ennemi...
Comme chez Freud, il y a la scène primitive, mais c’est l’auteur adulte qui la retrouve comme un rêve (de couverture ?). Après la guerre, l’enfant est reçu avec d’autres jeunes rescapés dans le superbe château de Ferrières par la famille Rothschild. Un retour à la normale trop arrangé pour enfants épouillés, et éclate la crise du jeune « Jojo » qui expédie son soulier gauche sur les autorités bienfaitrices. C’est cette convulsion qui, dans le livre, sert de repère à Jojo, devenu André, pour dire sa haine de l’hypocrite réalité que Lacan définit comme «ce qui se remet en place».
Car l’après-guerre bétonne à tout-va et brosse un portrait impeccable de la situation. Les jeunes lecteurs lisent de beaux albums présentant les grands vainqueurs de la guerre : Roosevelt, Staline, de Gaulle, Churchill, Tchang Kaï-chek ont liquidé le fascisme et promeuvent paix et prospérité sur terre. Staline surtout... et une propagande dont l’essentiel tient à ceci : précisément parce que l’horreur fut immense, elle ne peut plus recommencer, c’est bien le signe qu’avec le communisme s’inaugure une ère nouvelle. De Gaulle aussi, prompt à faire oublier ce temps «où les Français ne s’aimaient pas». On comprend la confusion de l’enfant, «entre l’horreur découverte en arrière de soi et le bonheur projeté au-delà, il ne me fut pas facile de joindre les deux bouts».
On bétonne aussi beaucoup à Vienne où Martha, la mère du héros de l’histoire, est retournée vivre (c’est, il est vrai, une spécialiste des trajets étranges, car, avec son mari, ils allèrent de Jérusalem à Berlin à l’avènement de Hitler). Donc Vienne, qui accueillit Hitler avec une ferveur non fabriquée, pleurniche dans son décor de valses et de crème fouettée : «Nous fûmes les premiers annexés!» Et cette ville peut servir de fil conducteur à un fécond ressassement ; l’indifférence, la saloperie bien assumée, une relative tolérance au crime dicté par la raison d’Etat continuent d’être l’inavouée doxa de notre époque.
Le crime d’indifférence.
Rappelant ses combats précédents, entre autres un engagement contesté en faveur de la Croatie, André Glucksmann revient longuement sur la Tchétchénie. Il n’y a pas de problème tchétchène, il y a un problème russe. Ce qui signifie pour Poutine le retour à l’ordre promis pour la Russie entière. Rebaptisé « terroriste » pour complaire à l’Occident, ce peuple déjà déporté par Staline incarne de façon intolérable une nation. Et pour Glucksmann un exemple chimiquement pur du crime d’indifférence qui, selon Ionesco, structure les sociétés «de rhinocéros».
La déception est vive. Faut-il redire, note l’auteur, que la communauté ouest-européenne s’est construite contre les totalitarismes et le colonialisme. Pas un mot pour condamner cette guerre qui mêle «procédures staliniennes et pulsion ethnocide» ?
Dans les années 1970 est né le néologisme ironique «droits-de-l’homisme». La dérision dont il était l’objet venait en partie de l’idée qu’il impliquait une image idéale de l’homme, ajoutons-y la fameuse mort de l’homme tué par les structuralismes. Glucksmann rappelle comme il l’a fait amplement dans un ouvrage précédent* que l’homme fait des choses inhumaines... humainement. Ces droits élémentaires sont donc des barrages à l’inhumanité, ils sont des digues contre les tortures et les exterminations. Nul idéalisme dans tout cela.
C’est bien la rage et l’indignation qui inaugurent la prise de conscience de l’ex-petit Jojo, les poètes sont souvent convoqués dans ce livre où on cite Mallarmé, «Les orphelins ont commencé par le néant». On peut de ce fait leur accorder une chaussure sur les Rothschild.
Plon, 290 p., 19,50 euros.
* « Le XIe Commandement », éd. Flammarion, 1991.
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