« LA SOUFFRANCE physique on n'en peut rien faire », affirmait Henri Michaux pour décrire cette expérience personnelle, non partageable, qui isole et délite. Lorsqu'il établit ce clivage artificiel entre douleur physique et souffrance morale en 1975 (« Bras cassé », in « Face à ce qui se dérobe », Gallimard cité par Gérard Danou*, « Le corps souffrant », Champ Vallon, 1994), la prise en charge de la douleur n'en est qu'à ses balbutiements en France. « Les premières équipes se sont constituées en France dans les années 1975-1980 avec deux initiatives provinciales, à Montpellier (Dr Gestin) et Strasbourg (Dr Farcot) . A Paris, le Pr Dehen ouvrait une des premières consultations à Beaujon, suivi ensuite du Dr Boureau à l'hôpital Saint-Antoine. Ces initiatives étaient en général individuelles et naquirent au sein d'un service existant rhumatologie, neurologie, et surtout anesthésiologie, en squattant, en poussant un peu les murs, mais souvent sans structures propres, sans infirmières, sans secrétaires, en fait sans autonomie réelle », témoigne le Dr Evelyne Pichard-Léandri. Cependant, le besoin et le concept étaient nés. Mais il aura fallu la lente réflexion des acteurs de santé et des pouvoirs publics stimulée par les revendications des patients et leurs proches pour que s'opère le changement de regard et la révolution des pratiques et comportements. Lorsqu'il lance le premier plan national de lutte contre la douleur (1998-2000), Bernard Kouchner, alors secrétaire d'Etat à la Santé, lance sous forme d'injonction le slogan suivant : « La douleur ne doit plus être une fatalité. »
De l'ordre de la sensation.
L'enquête Sofres sur « la perception de la douleur et de sa prise en charge » réalisée à l'occasion du lancement du plan, pouvait souligner « les améliorations notables » de la prise en charge survenues au cours des vingt dernières années, à la faveur d'une évolution des mentalités, notamment de la disparition des connotations religieuses et morales, mais aussi de la diversité et de l'efficacité accrues des moyens proposés : centres antidouleur, services de soins palliatifs, péridurale, analgésie contrôlée par le patient (PCA), généralisation de la médecine ambulatoire, maintien à domicile. « La douleur n'est plus seulement le signe de la maladie, les cris de douleur ne sont pas acceptés. » Pourtant, patients douloureux et soignants continuent à voir dans la douleur une donnée avant tout subie, un « intrus » contraignant qui impose sa présence envahissante. Le premier parce qu'elle l'enferme dans une irréductible solitude qui met en péril son estime de soi et qu'il ne peut l'exprimer même à ses proches. Comme l'exprimait Michaux, elle est pour lui « de l'ordre de la sensation, et non de la pensée et du langage : elle échappe d'emblée aux mots et rend de fait difficile sa traduction verbale et intellectuelle ». Le second, parce que le corps souffrant interroge l'homme avant le médecin qui ne l'appréhende qu'indirectement par la médiation du patient et de ce qu'il est capable de dire ou d'exprimer. Les médecins généralistes de l'enquête Sofres le disent : « Contrairement aux autres pathologies pour lesquelles ils peuvent recourir à une batterie d'instruments appropriés (radiographies, scanners, examens sanguins...) , ils se retrouvent tout à fait démunis sur le plan technique pour aller au devant de la douleur. » Face à sa difficulté à communiquer avec son entourage proche, le patient se tourne en priorité vers l'institution médicale à qui il exige disponibilité et écoute. La première réaction du personnel soignant (médecins ou infirmières) est de l'ordre de l'affectif et consiste à nouer une relation humaine considérée par eux, comme une « réponse à part entière » importante et efficace, même si la prise en charge thérapeutique demeure indispensable.
Deux plans plus tard, une grande enquête présentée lors des dernières Assises nationales de la douleur, fait état de progrès indéniables : une meilleure prise de conscience de la douleur par le médecin (73 %), une meilleure prise en charge de la douleur chez l'enfant (70 %), une utilisation plus généralisée de médicaments pour éviter la douleur (68 %) et l'apparition de nouveaux médicaments plus efficaces (63 %). Néanmoins, 96 % des Français considèrent qu'il reste beaucoup à faire, surtout pour les douleurs lourdes ou chroniques. En particulier, l'étude montre que la douleur induite par les soins ou les examens représente 29 % des douleurs contre 32 % pour celle liée à la maladie.
On a mal à tous les âges.
La prise en charge aux deux extrémités de la vie demeure un objectif prioritaire. Chez l'enfant comme chez la personne âgée, les douleurs sont difficiles à reconnaître et à évaluer. Car, on a mal à tous les âges de la vie. Le système de transmission de la douleur fonctionne dès le sixième mois de la vie intra-utérine et le nouveau-né perçoit la douleur. Chez la personne âgée, a quelque fois été évoquée une presbyalgie, en raison d'une baisse modérée de la densité des nocicepteurs et d'une diminution des afférences douloureuses ou des voies spinothalamiques et corticales. Mais, comme l'a affirmé le gériatre Michel Alix au colloque « Douleur et personnes âgées » : « L'augmentation du seuil de la douleur ainsi que la tolérance à la douleur n'ont pas été prouvées. » En revanche, la prévalence augmente avec l'âge. Les douleurs persistantes sont quatre fois plus fréquentes après 65 ans qu'entre 16 et 25 ans. Le nouveau plan quinquennal (2006-2010), présenté par le ministre de la Santé le mois dernier, prévoit de renforcer la lutte contre la douleur, en particulier pour les populations les plus vulnérables.
Il aura donc fallu une trentaine d'années pour que la douleur soit pleinement reconnue comme une manifestation pathologique nécessitant des soins. Et le combat continue. Ce n'est peut-être pas un hasard, si comme le note, Gérard Danou « de plus en plus de récits sur le cancer et le sida ouvrent une large porte à la maladie physique dans le panorama littéraire contemporain ».
* Le Dr Gérard Danou est médecin au centre hospitalier de Gonesse (Val-d'Oise) et docteur ès lettres, chargé d'enseignement en littérature aux universités de Paris-VII et XIII.
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