Décision Santé. Ce livre est-il un intermède dans votre carrière politique ?
Laurent Fabius. C’est surtout la rencontre entre deux démarches. La première, assez classique, est la mise au jour d’un musée imaginaire personnel : j’avais envie de faire partager au plus grand nombre ma passion pour la peinture. En cours de route, est venue l’envie de réfléchir sur la façon dont certaines grandes œuvres expriment les valeurs, la mémoire, les tropismes de notre pays. Non pas que je croie à une vision étroitement nationale de l’art, qui est un brassage. Mais un pays ne s’exprime pas seulement à travers ses grands hommes, ses paysages, son industrie, ses auteurs. Il le fait aussi à travers des œuvres et des thématiques picturales développées au fil du temps. Ce livre est une sorte d’introduction à la peinture pour des néophytes, il propose aussi une vision stimulante pour de connaisseurs.
D. S. Ce livre est-il une réponse au débat autour de l’identité nationale ?
L. F. Ce n’est pas un livre politique, au sens politicien du terme. Il donne une vision ouverte de la France, un pays qui, selon moi, continue à avoir soif de progrès, de raison, et ne développe pas une approche refermée sur soi-même. Une démarche purement nationale n’a pas de sens en peinture, comme l’illustre la diffusion de l’impressionnisme en dehors de nos frontières.
D. S. Il n’est pourtant pas innocent que cet ouvrage s’ouvre sur un chapitre consacré au peuple.
L. F. Les premiers chapitres que j’ai rédigés avaient pour thème « l’ailleurs » à partir de tableaux de Delacroix et de Matisse, ainsi qu'une analyse des Cathédrales de Monet. Mais je voulais aussi introduire une dimension chronologique. J'ai donc commencé mon ouvrage par le XVIIe siècle avec la figure des frères Le Nain qui m’a toujours intéressé. Ce sont des peintres trop peu connus, qui ont réalisé des chefs-d’œuvre. Autour du thème du peuple, je développe une analyse et une comparaison avec la façon dont ce thème a été traité à l’étranger, par exemple en Allemagne. Mais de grâce, que l’on ne s’attende pas à trouver dans mon livre une position idéologique.
D. S. Peut-être, mais il est suivi par un chapitre sur l’impertinence…
L. F. J’ai beaucoup aimé écrire ce chapitre. Je pars de l’examen approfondi d’un pastel de Quentin de La Tour, un portrait de Voltaire. Je montre comment ces deux personnalités, qui n’avaient aucune raison de se rencontrer, symbolisent leur siècle, celui de l’esprit. Voltaire a bâti une sorte de plan média, en multipliant les représentations de lui-même à partir de ce pastel qui a fait le tour du monde et participé au renom de la France au XVIIIe siècle. L’impertinence, qui se traduit dans le sourire et la manière d'être, est un trait hexagonal, à côté de l’insouciance qu'incarne l'époque des impressionnistes au XIXe siècle, mais qui commence avec Watteau. L'identification de notre pays et de la peinture française avec une vision irénique de la société a probablement handicapé les générations suivantes de peintres en imposant une certaine image de la France, avec laquelle il était difficile de rompre. Ceci explique pour partie une perte de rayonnement de la peinture française dans la seconde moitié du XXe siècle.
D. S. Pourquoi le XIXe siècle est-il votre siècle préféré ?
L. F. Parce que ce siècle en contient plusieurs. C’est à la fois celui de Turner, Géricault et Delacroix, de Manet, Renoir et Toulouse-Lautrec, de Van Gogh et des débuts de Picasso. En un siècle, quels bouleversements artistiques, techniques également, sociaux, et politiques ! Le siècle a été traversé par des secousses multiples, avec des régimes aussi différents que les premier et second Empires, la monarchie de Juillet, la IIe et la IIIe République. Il est associé à des découvertes scientifiques majeures, au passage d’une société rurale à une société industrielle. En outre, la peinture dix-neuvièmiste ne subit ni les contraintes de la thématique religieuse ou royale précédente ni la censure d’une idéologie politique comme parfois au siècle suivant. C’est donc un siècle libre, romantique, romanesque. Un siècle de foisonnement. C'est ce que j’aime en lui.
D. S. Pourquoi avoir choisi comme œuvre phare de Claude Monet la série des Cathédrales ? Est-ce parce qu’elle permet la première rencontre entre Georges Clémenceau et Claude Monet ?
L. F. Il y a plusieurs Monet, comme le montre la superbe nouvelle exposition du Grand Palais. Monet est de ceux qui ouvrent vraiment la voie à la peinture moderne. Ce n’est plus l’objet qui est essentiel, comme dans l’art classique, mais le regard du peintre sur l’objet et la lumière elle-même. Lorsque l’on demande à un visiteur ce qui le frappe le plus dans ces tableaux, la réponse est souvent « la représentation du monument ». En fait, l’objet-cathédrale n’a guère d’importance. Comptent surtout les variations de la lumière sur les portails, les sculptures, les arcatures. De même, l’art contemporain se préoccupe surtout de subjectivité et de lumière : l’essentiel remonte à Claude Monet.
D. S. Y a-t-il d’autres hommes politiques aussi impliqués dans l’amour de la peinture ?
L. F. Ils ne sont pas si nombreux. On cite toujours Marcel Sembat, Winston Churchill, Georges Pompidou, Georges Clémenceau. Ce dernier a été une figure extraordinaire. Médecin de formation, il était curieux de tout et a connu plusieurs phases contrastées dans sa vie. Comme de Gaulle. Le Clémenceau de la fin, le Père la Victoire admiré par tous, n’a pas grand chose à voir avec le ministre de l’Intérieur qui au tournant des années 1900 fait tirer sur la foule. Je voue à ce personnage une vraie admiration. C’était un esprit exceptionnel.
Lorsqu’il se rend en Argentine pour y prononcer des conférences, il écrit des textes fortement anticipateurs sur le péronisme. Son style, comme dans ses articles célèbres, est magnifique. De sa rencontre avec Claude Monet naît une amitié profonde, comme l’illustre leur correspondance. Il faut imaginer ensemble ces deux géants quadragénaires. Dans une de ses lettres, Clémenceau appelle Monet mon « cher vieux crustacé ». Liberté de ton, fraternité, audace, gentillesse extrême et réciproque : Clémenceau a soutenu Monet tout au long de sa vie. Vous connaissez l’épisode des Nymphéas donnés à l’État à la suite de la victoire de 1918. Si Monet a continué à peindre malgré sa cataracte, c'est largement à Clémenceau qu’on le doit. Quel bonheur lorsqu’on peut entrer ainsi en contact avec une époque, avec des personnages magnifiques comme s’ils étaient encore vivants. C’est cela que j’éprouve lorsque je chemine avec Clémenceau et Monet. Dans sa dernière lettre à Monet, Clémenceau lui écrit : « Nous sommes tous les deux fous, mais pas de la même folie. Et c’est pourquoi nous nous entendrons jusqu’au bout » ! Monet n’avait pas un caractère facile. Il a passé deux ans, au début des années 1890, à Rouen afin de peindre la série des Cathédrales. Il n’a pas noué beaucoup de contacts sur place, alors que Pissaro, lui, d’un tempérament très différent, a laissé à la même époque à Rouen un vif et chaleureux souvenir. Clémenceau a soutenu Monet comme médecin et comme ami. On n’a jamais mieux écrit que Clémenceau sur Monet et les Cathédrales.
D. S. Pourquoi avoir choisi la série des Cathédrales comme œuvre emblématique de Claude Monet ?
L. F. Outre leur grande notoriété, c’est probablement sa série la plus forte. Lorsque l’on compare les petits formats d’aquarelle de Turner soixante ans plus tôt sur le même thème et la longue série des Monet, on mesure à quel point c’est un défi technique que de faire rentrer dans une toile un tel monument. La série illustre au mieux l’importance de la lumière. C’est aussi une certaine façon de se saisir du patrimoine : la cathédrale permet un rassemblement tourné vers la spiritualité. Au-delà de tout argument rationnel, j’aime ces tableaux. Au cours de l’exposition qui s’achève fin septembre à Rouen, nous avons réuni onze tableaux de cathédrales dont une, rose, sublime, venant de Belgrade. Lorsqu'on a contemplé cet ensemble exceptionnel, il marque l’œil, l’esprit et le cœur.
D. S. Quelle a été votre action, votre influence sur les arts plastiques selon les différents moments de votre carrière politique ?
L. F. À Matignon comme à la présidence de l’Assemblée nationale, à Bercy comme à la présidence de l'agglomération rouennaise, j'ai toujours aidé la création. En dégageant des budgets suffisants et en encourageant les artistes. Par exemple, j’ai commandé une peinture à Alechinsky pour la salle qui sépare l’hôtel de Lassay de l’Assemblée. De même avec une grande sculpture de Walter de Maria dans la cour d’honneur, j’ai fait entrer la peinture contemporaine à l’Assemblée et organisé de nombreuses expositions. Il y a diverses manières d’agir : par exemple favoriser l’acquisition de trésors nationaux grâce au mécénat d’entreprises privées en permettant d'imputer ces budgets sur l’impôt des sociétés. Enfin, je continue avec des amis d’encourager les artistes contemporains. En matière d’art, même si par notre éducation nous sommes spontanément plutôt conservateurs, il est important d’être ouverts à la nouveauté. Sans pour autant être piégés par la mode.
D. S. Au-delà des cathédrales, quels tableaux de Monet citeriez-vous spontanément ?
L. F. Je choisirais volontiers La Pie, un paysage dépouillé de neige avec en contrepoint la simplicité de L’Oiseau noir. Ou bien le superbe tableau coloré Terrasse de Sainte-Adresse. Monet, il faut le voir dans son entier. Le figuratif annonce l’abstraction. Tout l’art moderne est là, en gestation.
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