ON A DU MAL À CROIRE que cette affaire dure depuis quatre mois, qu’elle empoisonne les relations arabo-scandinaves et que des gouvernements musulmans (et, par la force des choses, d’autres gouvernements) lui aient attaché autant d’importance, même s’il ne nous semble pas utile d’aller provoquer le monde musulman sur le terrain où il est le plus sensible. Cette insistance à obtenir des excuses des Etats et de leurs journaux (qui ont été faites mais n’ont pas suffi à désamorcer la crise) a fini par provoquer un malaise considérable en Europe ; et les éléments les plus violents du monde musulman se sont manifestés à leur tour par des menaces. En Cisjordanie, les missions scandinaves ont dû fermer leurs portes et, à Gaza, le bureau de l’Union européenne a été interdit d’accès par le Fatah et le Djihad.
D’emblée, les représentants de la communauté musulmane qui ont fait connaître leur indignation ont refusé de relativiser l’incident. Et en multipliant les manifestations de colère, ils ont contribué à ce que l’affaire, au début confidentielle, devienne une crise internationale née de rien, sinon de leur propre obstination.
CES DEFENSEURS INDIGNES DE LA FOI DEVRAIENT BALAYER DEVANT LEUR PORTE
Un genre contestable.
On remarquera que les plus révoltés sont aussi ceux qui n’ont jamais vu ces caricatures. Un rédacteur en chef jordanien a eu le courage d’en reproduire deux, dont la plus osée, et de publier un éditorial où il dit que ce qui fait le plus de mal à l’islam, ce sont les prises d’otages, les exécutions sommaires et les attentats-suicides. Formidable bon sens dans un incendie émotionnel.
Mais on est en droit de se demander si la publication des caricatures était souhaitable. Ce genre journalistique n’est pas inattaquable : considérés comme « meilleurs qu’un éditorial », les dessins politiques sont parfois très injustes, excessifs et même mensongers. Et pas toujours drôles. Ceux du journal danois contiennent leur part de provocation, tous ne font pas rire. Mais en même temps, nous devinons à quoi nous expose la question de leur utilité : à ne pas accomplir un geste dont nous savons pertinemment à qui il va déplaire ; et donc à nous autocensurer.
Les rédactions des deux journaux scandinaves sont peut-être passées par ce cheminement, mais ce n’est pas certain. Ceux qui sont amenés à juger l’acte en dehors de toute pression n’ignorent pas que l’idée de s’abstenir pour éviter un incident constitue déjà une très sérieuse atteinte à la liberté de la presse.
Notoriété.
On peut imaginer des centaines de responsables de rédaction qui, en jetant un regard sur les caricatures, en auraient décelé la contestable qualité, surtout si leurs publications ne sont pas spécialisées dans la provocation. Le problème, c’est que tout journaliste capable d’introspection ne voudra pas que l’élégance lui serve à cacher sa lâcheté. Les dirigeants musulmans, qui ont multiplié les mises en demeure et les menaces, n’ont pas compris qu’en agissant de la sorte, ils essayaient d’intimider des gens qui, peu à peu, et bien qu’ils eussent préféré ne pas avoir à résoudre le problème, ne souhaitaient pas passer pour des êtres pusillanimes qu’on fait reculer.
L’échec des pressions exercées sur les gouvernements danois et norvégien est patent : des excuses ont été obtenues des journaux incriminés, mais les caricatures ont été publiées partout, en France, en Jordanie, en Allemagne, en Suisse, aux Pays-Bas, en Italie, au Royaume-Uni, et elles finiront par gagner Internet, si ce n’est déjà fait. Les musulmans les plus en colère, qui se disent seulement musulmans, pas intégristes, ont fait le jeu de l’intégrisme tout en assurant à ces dessins la notoriété que ne garantissait pas forcément le talent de leur auteur.
On voit que le différend va bien au-delà de dessins qui auraient pu passer inaperçus. Il y a, dans cette indignation orchestrée, quelque chose qui aboutit au fondamentalisme. Il s’agit de dire à un pays, sans le moindre respect de sa souveraineté et de ses usages, comment il doit se comporter. Personne n’exige de l’Arabie saoudite qu’elle cesse de couper les mains des voleurs et de voiler les femmes, et pourtant ce serait souhaitable. L’Arabie n’en dit pas moins au Danemark quels dessins il peut ou ne peut pas publier dans ses journaux. L’exigence de respect, qui est compréhensible, se transforme vite en contrainte absurde. D’autant plus absurde que ces défenseurs de la foi devraient commencer par balayer devant leur porte : si une représentation occidentale de leur prophète leur déplaît, quelle représentation font-ils des religions autres que la leur ? Il suffit de voir comment leurs journaux, leurs intellectuels, leur télévision dépeignent le judaïsme, quel rôle joue chez eux cette imposture historico-littéraire que sont les « Protocoles des sages de Sion », comment l’antisémitisme, dans ses formes les plus abjectes, s’épanouit dans le monde arabe. Chez eux, ce n’est pas sur Mahomet, c’est sur la tolérance qu’on profère des blasphèmes.
On veut croire que ces considérations, et rien d’autre, ont amené la rédaction de « France-Soir » à publier les caricatures, même si ce journal, qui rencontre de graves difficultés, a trouvé là une occasion de faire sensation. Le licenciement du directeur de la publication par un P-DG fantôme et financièrement aux abois n’en est que plus ridicule.
La minute de vérité arrive quand un journaliste se pose la question à lui-même : aurait-il publié ces dessins ? Au début, peut-être pas, à cause de leur contenu provocateur. Mais dès lors que la polémique enfle, que la menace est brandie, que le risque existe de violences dirigées contre les « blasphémateurs », le devoir, dicté par la déontologie, est clair : on ne peut pas être vraiment libre si on ne fait pas usage de sa liberté au moment précis où, justement, elle est menacée.
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