« Médecin, c’est pas un métier, c’est une malédiction », confie Abdel, médecin étranger, à son jeune co-interne Benjamin, personnage principal d’« Hippocrate ».
Cette maxime, le réalisateur Thomas Lilti, 38 ans, la fait sienne. « On ne rentre pas le soir chez soi en oubliant tout. Ça nous habite toute la journée, la nuit, le week-end : on a du mal à lâcher la blouse blanche ». Lui ne l’a pas raccrochée et poursuit des remplacements auprès de 4 ou 5 médecins libéraux, les mercredis et samedis, ou pendant les vacances scolaires.
Fils d’un gynécologue libéral, il avait tout de l’étudiant brillant de médecine : baccalauréat décroché à 16 ans, première année franchie du premier coup, études à Paris V René Descartes puis dans les hôpitaux de l’Ouest Parisien (Boulogne Billancourt, Garches, Suresnes, Saint-Cloud), et thèse en 2006 sur les pseudokystes dans les pancréatites chroniques. « Ce qui est confortable dans ces études très professionnalisantes, c’est de savoir qu’au bout du compte on sera médecin », concède-t-il aujourd’hui.
Parallèlement, il traçait un second sillon, celui du cinéma, de façon autodidacte. « J’empruntais sans toujours les rendre les livres de la faculté de Nanterre, sur les techniques et métiers du cinéma, et je me faisais ma culture cinématographique, le cinéma américain, les westerns, le film noir, mais aussi la nouvelle vague... », se souvient-il. Si bien qu’en 2006, il soutient sa thèse en préparant son premier long métrage, les « Yeux bandés », un film noir inspiré d’un fait divers.
Il ne choisit pas entre ses deux vies, maintenant un délicat équilibre. Il ne passe pas le concours de la Fémis à Bac +2 car il est déjà lancé dans ses études de médecine. Mais il ne passe pas non plus l’internat. « S’il n’y avait pas eu le cinéma, j’aurais aimé faire une carrière hospitalière et universitaire dans une belle spécialité car j’adore le travail en équipe ». L’équipe, il la retrouve sur les plateaux : « tourner un film, c’est un peu comme un stage de médecine de 6 mois. Après la première phase d’approche, on a l’impression d’être inséparable puis on part chacun de son côté vers d’autres aventures ».
Humanités
« Hippocrate » jaillit de ces deux sources, qui se nourrissent l’une l’autre. Le vécu et l’œil de médecin de Thomas Lilti font toute la justesse de son travail de réalisateur. « J’ai eu envie de porter sur écran ce que j’avais filmé avec mes yeux sans le savoir pendant 10 ans. L’hôpital du côté des soignants est rarissime au cinéma. Il est plutôt mis en scène du point de vue des patients ».
Les séries s’en sont certes saisies. « On voit toujours ces mêmes images des couloirs aux lumières bleutées », déplore Thomas Lilti, qui met en abyme un extrait du « Dr House » dans « Hippocrate ». « Je voulais plutôt m’intéresser au contenu, aux humanités ».
D’humain, il est beaucoup question dans ce film, d’abord par la présence de tous les visages des soignants : à côté du jeune interne Benjamin, on rencontre Abdel, le médecin étranger (voir encadré), la femme médecin qui se protège derrière un masque de dureté, les co-internes, l’esprit salle de garde et la faluche, le chef de service distant, presque hautain, les patients, mais aussi de vraies infirmières (Pauline et Juliette), ou encore le personnel de la lingerie et le directeur d’hôpital gestionnaire, étranger à la santé. La caméra à l’épaule nous immerge dans le fonctionnement d’un service ; le réalisme est recherché depuis les locaux (l’hôpital Raymond Poincaré à Garches et une aile désaffectée de l’hôpital Rotschild à Nation), jusque dans le matériel médical, les gestes, les brancards, ou la lustreuse.
L’humain est aussi une valeur à défendre, face à la grosse machine qu’est l’hôpital faite de protocoles froids, de hiérarchie parfois injuste et de soucis comptables. « L’institution est énorme, elle nous dépasse avec ses grandes règles. Or le médecin ne traite que de cas particuliers, avec sa sensibilité, son éducation, sa culture, et fait comme il peut », analyse Thomas Lilti.
Culpabilité de l’erreur médicale
Le rapport avec les malades et l’entourage est marqué par les questionnements sur la justesse du geste thérapeutique. « Certains patients - à l’image de "Tsunami" dans le film - sont un peu laissés dans leur coin : des marginaux, alcooliques, agressifs. On peut commettre des erreurs à leur égard, par négligence, méconnaissance, manque d’expérience ». À l’inverse, d’autres veulent écourter leur fin de vie, mais le corps médical, par souci de bien faire ou par manque de lits, s’acharne. La culpabilité est omniprésente chez le personnage principal ; un sentiment que Thomas Lilti a vécu de l’intérieur. « À 23 ans, on est jeune mais on n’en a pas conscience. Le doute au quotidien, les erreurs médicales, l’accompagnement des malades en fin de vie sont des expériences qui m’ont beaucoup marqué. On prend des décisions parfois seul la nuit. La hiérarchie nous couvre car nous ne sommes que des élèves. Mais cette impunité des médecins, cette culture du secret, renforce la culpabilité », explique-t-il, encore ému.
Le réalisateur a pris son temps pour puiser dans son expérience de médecin. « J’ai longtemps pensé que la frontière était infranchissable entre mes deux carrières ». L’un de ses courts métrages, « Roue Libre », en 2004, « s’inspirait très lointainement » d’une anecdote vue à Garches, mais empruntait les chemins de la comédie. Deux scenarii, un long métrage, et quelques épisodes de Cœur Océan plus tard, « Hippocrate » devrait être suivi d’un second opus sur la médecine : « Irremplaçable ». L’histoire d’un médecin de campagne, dans un désert médical, qui pour raisons de santé doit lever le pied et voit arriver une femme médecin... « Je suis nourrie par l’envie de parler de gens que j’aime et que j’admire ». Entre-temps, Thomas Lilti devrait reprendre les remplacements à l’automne.
Pause exceptionnelle de votre newsletter
En cuisine avec le Dr Dominique Dupagne
[VIDÉO] Recette d'été : la chakchouka
Florie Sullerot, présidente de l’Isnar-IMG : « Il y a encore beaucoup de zones de flou dans cette maquette de médecine générale »
Covid : un autre virus et la génétique pourraient expliquer des différences immunitaires, selon une étude publiée dans Nature