«CE SERAIT une erreur de penser que la sensibilité à la beauté est le privilège d’un petit nombre de gens, estimait la philosophe Simone Weil. Au contraire, assurait-elle, la beauté est la seule valeur universellement reconnue.» Aux débuts de notre ère, son collègue grec Plotin risquait déjà cette définition invariable de la beauté dans un visage : «Une symétrie de ses parties les unes par rapport aux autres et par rapport à l’ensemble. A cette symétrie, poursuivait-il, s’ajoutent de belles teintes; la beauté dans un visage, comme dans tout le reste, c’est sa symétrie et sa mesure, qui ferait dériver sa participation à une raison venue des dieux.» Le divin, chez les Grecs, est à la source de la beauté, il suspend en quelque sorte le beau visage de chair quelque part entre ciel et terre.
Volumes et contours.
Mais forcément plus terre à terre dans leur approche sur l’esthétique du visage, les chirurgiens sont beaucoup plus circonspects quant à la supposée universalité du beau inscrit dans un visage. «Des règles strictes définissant la beauté du visage n’existent pas, affirme le Dr Patrice Hilligot ; certaines dimensions de divers éléments de la face, surtout osseux, et les rapports entre ces dimensions, ont probablement une valeur d’orientation. En revanche, détaille-t-il, je crois davantage en l’étude des volumes du visage et en l’étude des lignes dessinant ses contours: la proéminence de la pommette et le léger creux de la joue se poursuivant vers le menton, qui est prononcé; le volume du nez importe peu, mais ce volume doit défier l’effet de la pesanteur et se projeter fièrement vers l’avant ou vers le haut, surtout sans plonger; la ligne latérale du nez se prolonge selon une courbe harmonieuse, avec le sourcil dont la queue est au sommet; la lèvre supérieure n’est pas trop volumineuse et reste nettement séparée du nez, se distinguant ainsi de l’animal où nez et bouche sont intimement liés, comme au service l’un de l’autre. Homme de Neandertal et homme moderne se différencient également par ce caractère.»
C’est que les rapports entre la nature et la beauté ne sont pas simples. Eminemment culturels, les canons de la beauté fluctuent, corrigeant la nature au gré des continents et des siècles. Loin des canons esthétiques de la Grèce antique qui fixèrent les proportions idéales entre les différents éléments du visage, le Moyen Age a aboli l’ordre quasi mathématique qui régnait sur la beauté du visage. Il a découvert, dans la figure martyrisée de l’Homme-Dieu, la kénose, comme disent les théologiens, une esthétique totalement nouvelle : le visage le plus beau, c’était le visage le plus blessé, le plus frappé, celui du Christ en croix.
A la Renaissance, si la recherche des proportions harmonieuses a fait son retour, aidée des découvertes anatomiques, la beauté s’est faite subjective, tendue vers l’absolu et en proie à des sentiments qui expriment l’angoisse ou le désir.
Ces expressions intérieures ont connu leur apogée avec le bouillonnement romantique qui a révélé sur les visages les paroxysmes de passions et des chaos mortels bien éloignés des canons classiques.
Nudité essentielle.
Et le mystère de la beauté s’est fait dans la pensée contemporaine plus subjectif que jamais. Le philosophe Emmanuel Lévinas, dont on fête cette année le centenaire de la naissance, a déployé toute sa réflexion éthique sur l’expérience fondamentale du visage. «Le visage de l’autre, note-t-il, m’investit de responsabilité par sa vulnérabilité même, car je me sens responsable, comme malgré moi, et cette charge est mon identité inaliénable de sujet: personne ne saurait me remplacer.»
Dans cette rencontre de l’autre, la beauté le cède à la nudité : «Je ne me contente pas de regarder le visage de l’autre homme, je suisobligé par le dénuement, la nudité essentielle de son visage exposé à toutes les violences. La peau du visage est celle qui reste la plus nue, bien que d’une nudité décente. Il y a dans le visage une exposition sans défense, une pauvreté essentielle.»
On n’est plus dans le registre de la perception : «C’est lorsque vous voyez un nez, des yeux, un front, un menton, et que vous pouvez les décrire que vous vous tournez vers autrui comme vers un objet, explique Lévinas. La meilleure manière de rencontrer autrui, c’est de ne même pas regarder la couleur de ses yeux.»
La beauté du visage est quoi qu’il en soit une expérience singulière et intime. Elle faisait écrire à Voltaire, dans son incomparable manière iconoclaste : «Demandez à un crapaud ce que c’est que la beauté, le grand beau, to kalon . Il vous répondra que c’est une crapaude avec deux gros yeux ronds sortant de sa petite tête, une gueule large et plate, un ventre jaune, un dos brun (...) Interrogez le diable; il vous dira que le beau est une paire de cornes, quatre griffes et une queue...»
L’auteur du « Dictionnaire philosophique »brocarde au passage ses pairs : «Consultez les philosophes, lance-t-il, ils vous répondront par du galimatias: il leur faut quelque chose de conforme à l’archétype du beau en essence.»
Sous la lumière crue du Scialytique, le Dr Hilligot ne se fait pas beaucoup plus précis : «Ce sont quelques détails qui font le beau visage, presque au hasard, confie-t-il . Au chirurgien donc d’orienter ce hasard.»
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