THEATRE
PAR ARMELLE HELIOT
N UL mieux que Tanizaki n'aura sans doute, au XXe siècle, sondé la complexité des êtres et le dialogue sourd en chacun d'Eros et de Thanatos. Né en 1886, il n'a composé « la Clef » qu'à la fin de sa vie. Le texte fut publié en 1956. Tanizaki devait mourir en 1965. L'audace de ses analyses, la profondeur de ses questionnements, sa lucidité s'enracinent dans une tradition qui est consubstancielle au Japon. Mais la puissance de son inspiration en font un écrivain universel, tôt reconnu en Occident. C'est un styliste, il est concis, incisif, qu'il transpose d'anciens textes de sa culture comme « le Dit du Genji » ou s'engage dans la composition océanique de « Quatre Surs » (« Neige légère »).
Dans « la Clef », qui fut donc traduit en français sous le titre moralisateur « la Confession impudique » (quand Tanizaki se garde bien de juger ses personnages), un couple mûr s'expose. Il a cinquante-six ans, sa femme quarante-cinq. Leur fille Toshi-ko doit se marier avec Kimura, jeune professeur dans l'université où exerce le maître de maison. Sur le tard de sa vie, il a le sentiment d'une sexualité inaccomplie et met en uvre plusieurs stratagèmes, dont le premier est un journal auquel va répondre celui de sa femme. Comment Toshi-ko et Kimura seront-ils littéralement impliqués dans cette manuvre obsédée, presque maniaque, vous le découvrirez, si vous ne connaissez pas le livre, par ce bref spectacle, sobre et simple.
Un lit pour tout décor, des lumières (François Cabanat), l'accompagnement d'un musicien qui joue en direct (Hervé Bourde), deux acteurs, deux voix qui se répondent, Jacques Bondoux et Catherine Chauvière. On se laisse porter par le récit, on fait toute confiance aux deux narrateurs et lorsque Tanizaki abat sa dernière carte, tourne la dernière clef, on se rend compte que celui qui est manipulé n'est pas celui qu'on croit. C'est très vénéneux. Terriblement vénéneux.
Théâtre Artistic-Athévains, à 20 h 30,mardi, vendredi, samedi, à 19 heures, mercredi et jeudi, en matinée à 16 heures le samedi. Durée : 1 h 25 sans entracte. Jusqu'au 27 mai (01.43.56.38.32).
« L'Avare » de Molière
Le pitre châtié
C'est en s'appuyant sur une version « scénarisée » de la comédie qu'il avait souhaité porter à l'écran que Roger Planchon la met en scène et interprète le rôle-titre. Il s'en donne à cur joie, entouré d'une équipe qui a de l'allant, du talent. On peut avoir le sentiment qu'il efface délibérément la profonde noirceur du personnage et de la pièce, mais il propose un Harpagon différent. Et il y a du spectacle !
H ARPAGON doit-il n'être que noirceur, sécheresse, doit-il être un homme uniquement inquiétant qui donnerait le sentiment de s'avaler lui-même ? Non, dit Roger Planchon, qui met en scène à nouveau « l'Avare » et en joue le rôle-titre. Harpagon peut avoir du moelleux, faire le joli cur - n'est-il pas amoureux ? -, se faire l'ennemi terrible de ses enfants avec une inconscience effroyable, une sorte d'allégresse égoïste aussi angoissante que le serait la détermination du personnage à tout détruire autour de lui.
C'est le parti pris de Planchon et, parce que ce maître incontestable du théâtre se souvient qu'il a voulu, il y a quelques années, faire un film de « l'Avare », il s'appuie sur la version qu'il avait alors mise au point. Déplacements de scènes, de répliques, éclairages nouveaux et déploiements qu'il affectionne : scènes de groupes très réussies, mouvement, cavalcades, apparitions spectaculaires au Ve acte, ce dénouement miraculeux de la reconnaissance qu'a voulu Molière.
Sur ces bases et en s'adossant à une équipe artistique inspirée (décor de Thierry Leproust, costumes d'Emmanuel Peduzzi et Jacques Schmidt, lumières d'André Diot), Roger Planchon signe un spectacle attachant par son alacrité générale et par son acuité analytique des personnages. Dans cette maison, tout le monde est obligé de mentir et c'est cette contamination de l'insincérité qui intéresse le metteur en scène.
La troupe réunie, complètement renouvelée depuis la production de 1986 avec Michel Serrault, est excellente et chacun mérite d'être cité : Elisabetta Arosio, Denis Bénoliel, Farouk Bermouga, Thomas Cousseau, Jean-Christophe Hembert, Claude Lévêque, Alexia Portal, Véronique Sacri, Frédéric Sorba. Dans le rôle d'une Frosine cavalière, Anémone avec son tempérament acide, et, dans celui de Maître Jacques, le savoureux Paolo Graziosi, suivent les pleins et les déliés souhaités par Planchon.
Lui-même, on l'a dit, renouvelle la manière de jouer Harpagon et donne au personnage quelque chose de d'autant plus inquiétant qu'il apparaît bonhomme et que sa folie destructrice ne surgit vraiment que par bouffées. C'est très intéressant. Planchon n'oublie à aucun moment qu'il s'agit d'une comédie et en avive la noirceur, d'un seul trait.
Odéon-Théâtre de l'Europe, à 20 h du mardi au samedi, en matinée à 15 h le dimanche. Durée : 3 h 20 entracte compris. Jusqu'au 1er juin (01.44.41.36.36). Rencontres avec l'équipe artistique les 9 et 30 mai à l'issue des représentations.
«Opéra panique», d'Alejandro Jodorowsky
Un retour en famille
Formé auprès d'Etienne Decroux et de Marcel Marceau, fondateur avec Arrabal et Topor du mouvement « Panique », épris d'occultisme et de spiritualité, auteur avec Moebius de la bande dessinée « l'Incal », scénariste, romancier, ce voyageur avec pour bagage une curiosité encyclopédique, né en 1929 au Chili dans une famille juive d'origine russe, renoue avec les planches d'une manière légère, ludique et sympathique. Sur scène, ses fils, leurs femmes, sa compagne et l'ami de la famille. Tous acteurs, tous artistes. Une série de sketches drôles, joués vivement, sans aucune prétention. Et le sens est présent.
A LEJANDRO JODOROWSKY dit que dans sa jeunesse il a beaucoup aimé les Marx Brothers. On veut bien le croire en découvrant cet « Opéra panique » par lequel il renoue, en famille, avec les planches. S'il avait quitté il y a bien longtemps le théâtre, on ne l'oubliait pas, puisqu'il n'a jamais cessé d'entreprendre, dans des domaines très différents - romans, essais, bande dessinée, cinéma, etc. - et que l'on voyait ses fils en scène... C'est peut-être la plus belle uvre de « Jodo » : il est à l'origine d'une famille d'artistes. Aujourd'hui, il joue avec une élégance amusée les chefs de troupe en réunissant et ses fils, Brontis, Cristobal, Adan, les femmes de deux d'entre eux, sa compagne, Valérie Crouzet, Marie Riva, Marianne Costa et, indispensable, l'ami de la famille, Edwin Gerard.
Stricts costumes pour les hommes, robes très bien coupées pour les femmes, le tout, noir. Sept en scène et, assis à cour, maître du jeu, Alejandro Jodorowsky, narrateur qui suit dans un livre, fait les annonces.
On ne raconte pas « Opéra panique », cascade de saynettes acides, drôles, folles, dans lesquelles on ne cesse de flirter avec l'absurde et qui renvoient, mine de rien, à de réels questionnements sur l'existence.
C'est joué dans l'énergie par un groupe qui a en partage un bonheur évident à s'amuser. Fortes personnalités, bouquet d'« athlètes affectifs », beaux, déliés, sensibles, qui, en complicité profonde, donnent aux textes de Jodorowsky leur juste acidité. Il y a quelque chose d'irrésistible ici, parce que les intrigues les plus légères apparemment renvoient à des zones profondes de l'instinct, de l'intelligence, de la relation de l'homme au monde. C'est dense et délié, fin, et surtout, c'est sans prétention aucune.
MC93 de Bobigny, petite salle, à 20 h 30, du mercredi au samedi, dimanche à 15 h 30. Durée : 1 h 20 sans entracte. Jusqu'au 20 mai (01.41.60.72.72). Le texte est publié aux Editions Anne-Marie Métailié.
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