Les frontières de l'humanitaire

Un volontariat devenu spécialité sans renier l'altruisme

Publié le 14/06/2001
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LE QUOTIDIEN - Quelles sont les images d'action humanitaire qui vous viennent à l'esprit ?
Pr JACQUES MILLIEZ - Je vois des peintures de combats guerriers, où après le feu s'organise une assistance médicale de fortune, au profit des ennemis comme des amis. Je vois Henry Dunant, assistant à la bataille franco-autrichienne de Solferino, le 24 juin 1859, avec ses dizaines de milliers de victimes, qui lui donnera l'idée d'un comité de secours aux blessés, devenu, en 1864, Comité international de la Croix-Rouge. Pour moi, la scène illustre pleinement l'intervention médicale humanitaire. Elle me rappelle des images d'Epinal montrant le baron Larrey, chirurgien en chef de la Grande Armée napoléonienne. C'est un peu ça : des médecins militaires, extrêmement braves, qui vont sous les boulets sauver les blessés. Bien sûr, il y a ensuite les interventions de Médecins sans Frontières. Je me souviens du Biafra, et des french doctors, en Ethiopie, au Rwanda et au Congo. Personnellement, à l'époque, de 1969 à 1986, j'intervenais très souvent, au titre de la coopération médicale, dans les pays du Maghreb, en tant que formateur.
L'humanitaire serait-il le domaine réservé des médecins ?
Certainement pas, dans la mesure où le niveau de santé des individus dépend de multiples facteurs.
Il est important d'avoir, sur les sites de catastrophes naturelles ou de conflits, des médecins, bien entendu, mais aux côtés de gens qui savent organiser l'hygiène, en creusant des puits, par exemple, et d'intervenants capables d'expliquer aux populations comment on pratique l'agriculture, on irrigue ou on produit des substances nutritives. Et je n'oublie pas
les acteurs financiers et économiques qui viennent en aide aux familles sans ressources.

L'ambiguïté de l'ingérence

Associez-vous l'humanitaire à un devoir d'ingérence, fondé sur les droits de l'homme ?
Il y a une certaine ambiguïté dans l'application de ce devoir d'ingérence. Il ne peut s'exercer, dans la pratique, que grâce à la force. Sans armée, il est strictement inopérant et inefficace. On a le sentiment qu'il vise les plus faibles des pays, à qui il faut donner des leçons. Et, quand il s'agit des forts, il se révèle totalement caduque, car impuissant. L'ingérence n'est pas aussi simple que le voudraient ses promoteurs. Le malaise qu'elle suscite rappelle les positions de Jules Ferry et de la IIIe République, au moment de la colonisation et de l'extension de l'empire français : on allait, avec les soldats, inculquer la civilisation bienfaitrice à des populations, qui, les malheureuses, en étaient démunies. Au bout du compte, bien que l'idée initiale ne soit pas du tout la même, cela explique pourquoi j'éprouve une gêne face au devoir d'ingérence.
Mais alors, doit-on s'abstenir d'intervenir là où sévit l'intégrisme religieux, qui profite de la pauvreté et de tensions politiques régionales ?
Il n'y a pas que les terroirs d'intégrisme musulman qui se montrent hermétiques à une intervention extérieure, les autres dictatures en témoignent. Dans des pays comme la Birmanie, j'imagine qu'il n'est pas facile d'aller faire de l'humanitaire. Dans ces cas là, la question à résoudre est « Comment franchir la frontière ? » . Hormis les voies de la propagande, il faut savoir si on peut accepter qu'une action se déroule de façon clandestine, au risque de la vie des médecins. La réponse relève d'un choix individuel. Des praticiens l'ont fait, et quelques-uns ont connu des ennuis en Corée du Nord en refusant les conditions imposées par les communistes de Pyong-Yang. On les a expulsés ou emprisonnés. Il faut prendre en compte aussi cet autre danger constant qu'est la prise d'otages par des factions, voire un gouvernement. En règle générale, quand des Etats refusent les associations humanitaires, je crois qu'il n'y a pas grand-chose à faire. On doit renoncer, en attendant une évolution intérieure favorable, comme c'est peut-être le cas en Iran.

Générosité

Le french doctor du 3e millénaire est-il toujours un homme de cœur ?
Oui, je pense qu'il est indispensable d'avoir de la motivation pour partir. Une motivation que je qualifierai d'extrêmement noble. Je n'ai jamais vu de volontaires qui ne soient pas généreux. Il existe une jeunesse, animée d'un sentiment d'injustice et de compassion, non de culpabilité, fort désireuse d'aller apporter de l'aide et d'en faire profiter les plus démunis. Globalement, je crois que notre société européenne se caractérise par un grand fond de générosité. C'est vrai pour les jeunes, qui, hier, avaient la possibilité de partir avec le service national. Ils se sont enrichis, épanouis en donnant ce qu'ils avaient envie d'offrir, et on retrouve, aujourd'hui, la même attitude chez un grand nombre de retraités encore verts désireux d'être utiles. Cet altruisme m'apparaît très sain et encourageant.
Dans le même temps, le « business » gagne le milieu humanitaire. Etes-vous inquiet ?
La générosité des intervenants ne s'en trouve pas contrariée. Une connotation différente est apportée, certes, mais la sincérité des acteurs reste heureusement intacte. Ils ne sont pas pervertis par l'argent injecté. Depuis des lustres, on parle de « charity business ». On sait bien, effectivement, que le mouvement humanitaire ne fonctionne avec efficacité que s'il est alimenté par des budgets s'appuyant sur des techniques de marketing, comme dans toute société d'affaires. Les entreprises ont changé d'attitude à l'égard de l'action humanitaire ou, en tout cas, on observe une prise de conscience de l'intérêt qu'elle représente pour elles. Mettre la main au portefeuille au nom de l'humanitaire donne une image de marque, leur permettant de se dédouaner de pratiques pas tout à fait propres ; et le mécénat allège la fiscalité. En outre, dans les stratégies de développement de divers secteurs, industriels ou commerciaux, les populations dites émergentes constituent, à l'heure de la mondialisation, des ressources potentielles d'autant plus lucratives que les femmes, les hommes et les enfants sont en bonne santé et ont les moyens de fournir des clients pour leurs marchés et de la main5-d'œuvre quand ils délocalisent.
Bien entendu, si le milieu des affaires s'intéresse aux ONG, c'est que les Etats se désengagent. Ces derniers, les plus favorisés, qui s'étaient mis d'accord, dans le cadre d'une charte de l'ONU, pour verser 0,7 % de leur PIB en faveur de l'aide au développement, ont réduit énormément leur dotation, depuis quelques années. La France, malgré tout, reste le moins mauvais élève des mauvais élèves. Il ne faut pas nier, par ailleurs, les difficultés rencontrées pour investir dans des pays qui cherchent à s'en sortir. Des circuits parallèles, connus de l'ONU ou de l'OMS, font qu'une partie de l'argent, d'origine institutionnelle, se dissipe dans des actions de corruption. Concomitamment, on constate un autre phénomène : la contrefaçon et la contrebande de médicaments. Il s'ensuit des effets délétères considérables de cette extension du marché des produits pharmaceutiques. Des dégâts énormes ont été causés par des faux vaccins distribués en Afrique. Toutefois, les pépins surgissent majoritairement sur le chemin des investissements institutionnels d'aide au développement, ce qui a pour conséquence de rendre les Etats frileux.

En France aussi

Quant à l'humanitaire franco-français, est-il normal qu'il y ait des french doctors pour des citoyens quart-mondisés, à l'heure de la Sécu et de la CMU ?
On souhaiterait qu'il en soit autrement. Mais dans la mesure où la précarité existe, ainsi que l'exclusion, avec des enclaves de populations qui sont, là aussi, hermétiques à toute intervention, les actions de french doctors dans la France des droits de l'homme ne peuvent qu'être soutenues. Evidemment, il serait idéal que tout le monde bénéficie d'une assistance de l'Etat. Les SAMU sociaux, Médecins du Monde, la Croix-Rouge, le Secours catholique ou encore le Secours populaire remplacent les œuvres de charité d'autrefois. C'était une partie du rôle des Eglises, gestionnaires d'hôpitaux dans beaucoup d'endroits, que de procurer des soins aux indigents, et de les aider matériellement, ce qui participe également de l'état de bien-être. Aussi, il est normal que la place ait été prise par d'autres, qui ont, avec des motivations et des préoccupations métaphysiques différentes, la même générosité et le même souci de charité. Il est scandaleux d'admettre un quart-monde dans nos sociétés, mais un tel choc appelle naturellement à l'altruisme des ONG, et il est réconfortant qu'elles soient là.
Faudrait-il relancer l'humanitaire institutionnel en nommant, à nouveau, un secrétaire d'Etat ou un ministre de la Santé et de l'Action philanthropique ?
Je parlerai plutôt d'un ministre ou secrétaire d'Etat pour l'Aide au développement. J'écarterai la notion d'humanitaire, afin qu'il n'y ait pas superposition avec l'action médicale. La distribution de soins et de médicaments n'est pas seule à contribuer, au fond, à l'amélioration de la santé des populations. On doit pouvoir agir sur tout ce qui élève le niveau de vie et rend l'organisation sociale meilleure. La construction d'égouts ou de routes en fait partie. Maintenant, je crains que le souvenir du passage de Bernard Kouchner au sein de l'équipe Bérégovoy ne favorise pas une telle éventualité. En tant que ministre de la Santé et de l'Action humanitaire (mai 1991-mars 1993), il a gêné, probablement un peu, aux entournures l'action diplomatique du Quai d'Orsay. Il y a eu interférence, notamment sur la Bosnie, entre ce qu'il demandait à juste titre et les souhaits à la fois des diplomates, des militaires et du président de la République. Il a prononcé des phrases assez cruelles à l'égard de ceux qui se prenaient pour des stratèges.
La médecine humanitaire va-t-elle changer de forme, selon vous ?
A mon avis, elle se pratiquera sous la forme que nous connaissons aujourd'hui. Il y aura toujours des conflits et des catastrophes, malheureusement. Aussi, on verra, pour longtemps encore, des cavaliers partir comme des missionnaires. C'est vrai qu'il existe des professionnels de l'humanitaire, des gens qui sont armés pour ça, mais la très grande majorité des intervenants sont généreux et on en a besoin pour des actions ponctuelles comme on trouve chez les militaires des francs-tireurs. Au-delà, l'OMS et ses Etats membres s'emploieront à définir, sans relâche, des politiques de manière à alléger le fardeau des maladies sur les économies des régions les plus pauvres. Pour le SIDA en Afrique, il faut décider si on va investir dans la prévention des MST en distribuant des antibiotiques, qui réduiraient de 40 % le taux d'infectivité par le VIH. Il convient de souligner, à ce stade, qu'en Occident des pays privilégiés ont le monopole des médicaments. Or il est obligatoire que le XXIe siècle soit celui de la libéralisation et du partage des vaccins et des remèdes en tous genres. Les médecins occidentaux, eux-mêmes, doivent y veiller, comme il leur revient d'apporter une formation continue de qualité à leurs confrères des zones déshéritées. Sur le même front, la Banque mondiale et le Fonds monétaire international, eux, développent des plans, qui sont souvent des actions concertées : quand ils proposent des budgets à un pays émergent, ils imposent, conjointement, des réformes du ministère de la Santé et de l'organisation des soins. Ainsi se multiplieront, en marge des démarches des ONG, des stratégies à long terme qui seront très utiles pour élever le niveau de vie des populations. Il incombe, en outre, à des pays comme le nôtre d'obliger les régimes des régions à développer plus de démocratie en liant les investissements à une évolution des droits des femmes et des hommes. C'est à ce prix que la santé aura droit de cité et que la médecine humanitaire évoluera.
Vous annoncez, là, la fin des grandes épopées humanitaires, n'est-ce pas ?

On va quitter le domaine de l'épopée pour entrer dans des cadres mieux définis, mais on n'empêchera jamais des gens de donner libre cours à leur sentiment de générosité, et d'être des pionniers et des aventuriers en empruntant d'autres chemins.

Au nom de la paix

Au commencement, au XIe siècle, apparurent les Œuvres hospitalières de Malte, la première des organisations non gouvernementales (ONG) connues. Il faudra attendre plus de neuf cents ans pour que la médecine humanitaire s'éveille, se dote de structures légères, prêtes à répondre à l'urgence de conflits armés ou de catastrophes naturelles. En décembre 1971, c'est la naissance de Médecins sans Frontières (MSF). L'idée en est venue à Bernard Kouchner et une poignée de confrères, à la fois baroudeurs et desperados, au Biafra en guerre de 1968 à 1970. Quatre ans plus tard, Hôpital sans Frontières voit le jour, puis Aide médicale internationale en 1979, suivis, en 1980, de Médecins du Monde et de Médecins du Secours populaire.
Le Dr Albert Schweitzer, un pionnier en la matière, obtiendra le prix Nobel de la Paix en 1952, comme MSF en 1999. Le Dr Pierre Grosjean, lui, perdra la vie au Nicaragua en 1982, et son confrère Philippe Augoyard sera fait prisonnier des Soviéto-Afghans durant cinq mois en 1983.
Aujourd'hui, à défaut d'un secrétariat d'Etat à l'Action humanitaire, créé en 1988 pour le Dr Claude Malhuret, ou d'un ministère de la Santé et de l'Action humanitaire, occupé par le Dr Bernard Kouchner en 1992, il existe, également depuis 1992, un service action humanitaire au sein de la direction politique du Quai d'Orsay. Il comprend une division médicale mise en place l'année précédente.

Propos recueillis par Philippe ROY

Source : lequotidiendumedecin.fr: 6937