A L'ANNONCE du verdict, les deux résidents au box des accusés n'en ont pas cru leurs oreilles. « J'ai sursauté quand on nous a déclarés coupables », témoigne l'un d'eux. Coupables d'homicide involontaire. Les juges du tribunal correctionnel de Douai n'ont pas suivi les recommandations du procureur, qui demandait la relaxe. La condamnation qu'ils prononcent le 23 novembre dernier est sévère : six mois de prison avec sursis. Mais sans amende, et surtout, sans inscription au casier judiciaire, pour ne pas nuire au déroulement de la carrière des deux étudiants.
Des conséquences, il y en aura tout de même : l'affaire est publique et très médiatisée localement. « C'est lourd pour être symbolique, comme peine, confie anonymement l'un des deux étudiants condamnés, que nous appellerons Paul. Je me sais innocent, j'ai ma conscience pour moi. Mais ces deux années d'instruction ont été terribles sur le plan personnel. J'ai envie de tourner la page, mais en même temps je m'inquiète : j'ai peur que cette décision fasse jurisprudence pour les autres internes ».
Un cas très rare.
Retour sur les faits, qui remontent au 22 décembre 2002. Ce dimanche après-midi, deux résidents se trouvent seuls aux commandes du secteur ambulatoire des urgences du centre hospitalier douaisien, dans le Nord. Paul, alors âgé de 26 ans, est en huitième année de médecine. Le second, que nous nommerons Henri, a 31 ans ; il est en neuvième année de médecine et occupe, ce jour-là, un poste de senior. Aucun des deux n'est thésé. Arrive alors une fillette de neuf ans, accompagnée de sa mère. L'enfant souffre de douleurs abdominales. Trois jours plus tôt, un généraliste a diagnostiqué une gastro-entérite, mais le traitement semble inefficace.
Paul ausculte l'enfant : ventre souple, absence de douleur en fosse iliaque. « Je fais quand même une radio, je la montre à mon senior (Henri), raconte Paul. On pense que la petite fille est à la fin de sa gastro. On allège le traitement et on la fait sortir comme ça. » L'enfant décédera la nuit suivante, le Samu ne parviendra pas à la sauver.
La famille porte plainte, une instruction est ouverte rapidement. Le rapport d'expertise montrera que le diagnostic posé par les étudiants - constipation - n'était pas le bon : la fillette souffrait en fait d'une péritonite asthénique. « Un cas très rare, d'expression clinique complètement inhabituelle, de diagnostic difficile et d'évolution foudroyante », explique Paul aujourd'hui, mais il est, hélas, trop tard. A-t-il le sentiment d'avoir commis une faute ? Non. « On a fait avec les moyens du bord. Tous les médecins ont dit qu'ils auraient fait pareil à notre place. »
Du jamais-vu.
Les juges l'ont entendu différemment. Ils ont reproché aux étudiants de n'avoir pas sollicité l'avis d'un chirurgien et de ne pas avoir hospitalisé l'enfant. D'où la prison avec sursis. L'avocat d'Henri, Me Maurice-Alain Caffier, est stupéfait : un tel niveau de condamnation pour des résidents ou des internes, c'est « du jamais-vu » . « On voit plutôt ça pour des chefs de service aguerris qui sont passés à côté d'un diagnostic évident ou qui n'ont pas fait un examen indispensable », dit-il.
« Cette décision est profondément injuste, elle s'inscrit à rebours du droit et des faits, renchérit Me Gwendoline Muselet, qui a défendu Paul. D'ordinaire, la justice a tendance à relaxer les internes ; de plus, les conclusions de l'expertise étaient suffisamment explicites pour mettre hors de cause les deux résidents. » Le tribunal correctionnel de Douai, contacté par « le Quotidien », n'a pas souhaité répondre à nos questions : « Affaire trop sensible », nous répond-on.
« Ce qui me choque dans cette décision, reprend Me Muselet, c'est l'impact que cela va avoir sur tous les internes et résidents de France, qui encourent désormais une responsabilité pénale alors qu'ils sont en formation. Il faut qu'ils sachent que, quand ils se retrouveront seuls aux urgences, c'est eux qui prendront. A leur place, je refuserai désormais toute garde en l'absence de médecin senior. »
Pas de vrai senior.
« Le problème prépondérant dans ce dossier, reprend Paul avec amertume, c'est justement le fait qu'il n'y avait pas de vrai senior avec nous le jour des faits. Le juge a décidé de ne pas mettre l'hôpital au banc des accusés, le chef des urgences a bénéficié d'un non-lieu. Pourtant, ce sont eux, par leur organisation et le choix d'avoir confié la responsabilité d'un senior à un résident non thésé et non formé aux urgences, qui nous ont mis en danger. » Or les textes sont clairs : ne peut être senior que le médecin qui a fini ses études et qui est thésé.
L'avocat de la partie civile, Me Guy Dragon, précise qu'il a ouvert un dossier contre le centre hospitalier pour obtenir la réparation du préjudice : « Le juge d'instruction a renvoyé les deux résidents et non l'établissement en correctionnel, c'est son choix. »
« Senioriser » abusivement un interne serait pratique courante, bien qu'elle soit interdite : « L'absence de seniors est fréquente dans la région (Nord-Pas-de-Calais) . Certains hôpitaux envoient même des internes en premier semestre seuls en sortie Smur... », dit Paul.
Le Dr Patrick Pelloux, président de l'Association des urgentistes hospitaliers (Amuhf), confirme le constat : « Toutes les urgences ne sont pas seniorisées, notamment dans les CHU parisiens, où on rencontre de gros problèmes pour trouver des volontaires ». L'urgentiste s'étonne de la sévérité de la condamnation à l'encontre des deux étudiants : « Normalement, c'est le chef de service qui est responsable. »
Alan Charissou, porte-parole de l'Isnar-MG (Intersyndicale nationale autonome représentative des internes de médecine générale), tire la leçon : « Il est rare qu'un interne aille au pénal. On relève un à deux cas par an. Pour éviter cela, il faut continuer à travailler sur notre statut, améliorer notre formation et nos conditions de travail pour faire en sorte que la qualité des soins soit la même que lors d'une prise en charge par un médecin titulaire. »
Henri et Paul ont refusé de faire appel de la décision de justice, en dépit de multiples pressions : « Les internes, le doyen de notre faculté, le conseil départemental de l'ordre : tous trouvaient impossible d'accepter une injustice pareille. Mais on a préféré tourner la page », indique Paul. Depuis décembre 2002, les deux résidents ont pu poursuivre leurs autres stages sans problème. Aujourd'hui, Henri fait des remplacements dans la région lilloise. Paul est thésé depuis deux mois. Il a abandonné la médecine d'urgence au profit de l'angiologie : « Je ne peux plus voir un enfant objectivement, maintenant », confie-t-il.
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