DEPUIS 1998, l'amélioration de la prise en charge de la douleur a fait l'objet de plusieurs interventions des pouvoirs publics. Un premier plan 1998-2000 a eu comme objectif majeur de mettre la souffrance au centre des préoccupations des professionnels de santé. Un deuxième, 2002-2005, a retenu comme priorité le soulagement de la douleur chronique. Enfin, un dispositif actuel, opérationnel pour la période 2006-2010, s'attache à soulager et à prévenir les algies des populations les plus vulnérables, dont les personnes âgées. En marge de ce troisième plan, le Centre de recherche pour l'étude et l'observation des conditions de vie (Credoc) et la Direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques (Drees) se sont employés à suivre 25 sujets âgés de 73 à 93 ans. Leur enquête* confronte le point de vue du patient à celui du soignant, dans le cadre de soins ambulatoires.
Subjectivité et banalisation du phénomène.
«Comment voulez-vous expliquer une douleur, c'est très difficile, ça. Je crois qu'ils (médecin et infirmière) me comprennent, mais je ne peux pas savoir», confesse un ancien de 80 ans. «C'est difficile de se mettre à la place d'un patient», dit un autre de 92 ans. A cette subjectivité s'ajoute le sentiment de la «banalité du phénomène»:«On est obligé de se résigner, et puis c'est pas à mon âge que ça va guérir... Ça va plutôt empirer. Y a pas de solution, on dit que c'est l'usure», pense R., 82 ans. A côté des douleurs chroniques, le plus souvent combinées à des syndromes ostéo-articulaires, les 18 femmes et 7 hommes concernés ont assez fréquemment des algies résultant de plaies d'ulcères veineux et d'escarres : «C'est douloureux, quand on nettoie. Je ne leur dis pas», concède M., 92 ans, «Lorsque je n'aurai plus de plaies et si j'ai encore des douleurs, alors ce ne sera pas normal», estime P., 73 ans. Les personnes consultées intériorisent leur douleur et se montrent peu revendicatives à l'égard du traitement. «Je ne vais pas aller voir tout le monde, ça suffit, c'est déjà assez. Et puis, qu'est-ce que vous voulez demander?», interpelle D., 81 ans. «Une personne ne peut pas vivre tout le temps avec des anesthésiants... Ça apporte des perturbations», dit L., 90 ans.
Face à cette «dynamique de résistance», les auteurs de l'enquête distinguent trois groupes. L'un lutte pour maintenir, voire restaurer, une capacité d'activité, et, plus largement, des normes d'existence acceptables : «Du siège au lit, c'est moi qui fais les transferts. Il ne faut pas me demander comment je fais, mais je le fais», explique V. L'autre traduit le sentiment d'une perte peu réversible de la mobilité, d'une emprise des états douloureux qui s'accroît : «Là, ça me gâche la vie. Je marche doucement avec la canne», témoigne E. Le dernier groupe présente la conscience la plus vive et la plus pénible psychologiquement de l'irréversibilité de la dégradation physique : «Il faut bien qu'il y ait une fin. Je pensais que c'était normal de partir, mais de décliner comme ça, non», déclare D. L'hôpital ou la maison médicalisée ne sont pas vus comme des lieux où l'on pourrait bénéficier de traitements plus efficaces.
Des médecins parfois démunis.
Quant aux médications à base de morphine ou d'antidépresseurs, jugées partiellement efficaces et aux effets secondaires gênants, elles sont loin de faire l'unanimité. O., 77 ans,n'a «pas envie de perdre conscience». Pour lever ce type de craintes, des médecins indiquent qu'ils commencent par administrer la morphine sous des formes non explicites, notamment par le biais de patchs, et le révèlent ensuite aux patients si le traitement fonctionne bien. Mais la principale difficulté tient au réglage des soins sur la longue durée. «Parce que j'ai de l'arthrose, j'ai mal partout le jour, la nuit. Vous savez, la douleur, il y a des jours où ça va un peu mieux et puis il y a des jours où ça ne va pas du tout» (N., 85 ans). Rares sont les seniors qui évoquent l'automédication ou la surmédication. Ils ont souvent tendance à stopper ou à ralentir la prise d'antalgiques quand la douleur se calme : «Globalement, ils sous-dosent.»«Si je prends trop de médicaments, ça va me tuer et je ne veux pas mourir maintenant» (T., 90 ans).
Parmi les soignants, il ressort, depuis la mise en place du plan Kouchner de 1998, «un grand tâtonnement, tant au stade des diagnostics que dans l'adaptation des médications. Si les infirmières et les aides-soignants disposent d'éléments d'observation lors des visites régulières au domicile et peuvent observer les patients, dans leurs gestes et déplacements quotidiens, les médecins n'ont pas toujours connaissance de ces informations». L'usage assez répandu de la réglette (échelle d'évaluation visuelle à l'aide d'une réglette en plastique graduée avec un curseur que le malade déplace de 0 à 10) par le généraliste «paraît peu pertinent pour la cible des personnes âgées», commentent les enquêteurs. «Je ne connais pas d'outils satisfaisants. Quelqu'un de dépressif va exprimer autrement sa douleur que quelqu'un qui ne l'est pas et qui se trouve autonome», note un praticien de ville. «Le problème des douleurs chroniques, c'est la souffrance psychologique associée. Je n'arrive pas trop à savoir si c'est la douleur qui rend dépressif ou bien si c'est des gens dépressifs au départ qui ont un vécu de la pathologie pas simple», ajoute un confrère. Comme l'affirme une infirmière, «la douleur, en fait, ce n'est pas normal tant que l'on est jeune». Il existe des divergences d'approches entre médecins et infirmières sur la prescription de médicaments antidouleur puissants. Les uns, «très prudents dans la prescription de morphiniques, feraient fréquemment l'impasse sur ce type de traitement pour ne pas courir le risque d'accident à domicile». Les autres, «particulièrement rodés aux techniques de perfusion et de patch, ne comprennent pas que l'on ne les associe pas à la recherche du traitement optimal». «Les médecins admettent qu'il leur arrive d'être démunis et que l'insuccès n'est pas rare dans le traitement, mais le relais avec les spécialistes n'est pas simple, et finalement assez rare.» «On manque de centres antidouleur», relève l'un d'entre eux. En ce qui les concerne, les infirmières prodiguent leurs soins «sous la pression». «Nous, on est près des patients qui nousdisent: “Calmez-moi, s'il vous plaît, j'ai mal.” », rapporte Mme M. Pourtant, les réponses immédiates n'existent pas. Et les auxiliaires médicaux se plaignent de ne pouvoir être prescripteurs des traitements, ou tout au moins référents pour l'ajustement des médications. La présence d'un ergothérapeute permet d'améliorer les choses, pour adapter les soins et apporter plus de confort. «Il n'en reste pas moins que le primat d'une médecine curative, largement conditionné par l'idée d'un progrès continu des médications, limite le spectre des réponses apportées par les médecins pour calmer les états douloureux. S'agissant des médecines alternatives, telles que l'acupuncture, l'ostéopathie, la sophrologie, la phytothérapie..., la plupart des médecins rencontrés restent dubitatifs et rejettent leurs éventuels effets dans le registre du soulagement psychologique ou du pur effet placebo», concluent les auteurs de l'étude.
* « Etudes et Résultats », n° 566, avril 2007.
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