LE 8 DECEMBRE 1999 vers 23 h 30, par une mer démontée, l’« Erika » quitte le port de Dunkerque à destination de l’Italie, pour livrer ses 30 800 tonnes de fioul à la centrale thermique Enel, client du groupe pétrolier Total. A cet instant, les éléments du drame sont en place : le vieux pétrolier battant pavillon maltais – construit en 1975, il a déjà changé huit fois de propriétaire – s’apprête à affronter un océan déchaîné avec des vents de force 9 et des creux de 9 à 14 mètres. Après trois jours de détresse, la coque se brise en deux au milieu du golfe de Gascogne. Les 26 marins de l’équipage parviendront à rejoindre la côte – seulement douze d’entre eux parviendront à monter dans l’unique canot de sauvetage en état de fonctionner, les autres seront hélitreuillés. Quelques heures plus tard, la veille carcasse de l’« Erika » sombre, déversant sa noire cargaison, dont les premières galettes parviennent à l’extrême-ouest de Belle-Ile, le 24 décembre. Pendant des semaines, 20 000 tonnes de fioul lourd viendront souiller 400 km de côtes, du Finistère à la Charente-Maritime.
Six années d’enquête.
L’émotion est grande et le combat, notamment des bénévoles (plus de 20 000), qui se relaient pour nettoyer les plages et tenter de sauver les oiseaux (150 000 seront mazoutés), acharné.
Après six années d’enquête, la juge d’instruction Dominique de Talancé prononce une ordonnance de renvoi devant le tribunal correctionnel de Paris. Et c’est le premier grand procès en France d’une catastrophe écologique majeure qui s’est ouvert cette semaine. Un procès fleuve qui devrait durer quatre mois et qui tentera de répondre aux questions suivantes : le désastre était-il inévitable ? Pourquoi ce pétrolier de 25 ans a-t-il quitté Dunkerque par une mer démontée, alors que plusieurs inspections avaient relevé des traces inquiétantes de corrosion ? Quelle est la part de responsabilité de chacune des quinze personnes, morales ou physiques, mises en accusation pour pollution, mise en danger d’autrui ou abstention volontaire de combattre un sinistre ? Parmi elles figurent : les responsables de la sécurité du navire, notamment le propriétaire du bateau, Giuseppe Savarese, et son gestionnaire, Antonio Pollara, mais aussi la société Rina qui avait contrôlé le navire en 1999, les responsables de la sécurité de la cargaison, en particulier le groupe Total et deux de ses filiales, certains responsables du secours en mer, dont deux officiers du centre opérationnel de la marine de Brest.
En face d’eux, quelque 70 parties civiles, dont de très nombreuses collectivités locales et associations bretonnes. L’enjeu pour les parties civiles sera d’obtenir de meilleures indemnisations que les 180 millions d’euros déjà accordés par le Fonds international d’indemnisation pour les dommages dus à la pollution par les hydrocarbures (Fipol). Elles estiment le préjudice économique de la catastrophe à plus d’un milliard d’euros compte tenu du «préjudice écologique». Un procès très attendu, d’autant plus que trois candidats à l’élection présidentielle sont parties prenantes : Ségolène Royal, présidente de la région Poitou-Charentes, Philippe de Villiers, pour la Vendéen, et Corinne Lepage, comme avocate de deux communes parties civiles.
Mme Lepage a d’ailleurs émis des doutes sur la cargaison de l’« Erika », soupçonnée d’être plus toxique que ce qui avait été annoncé. Elle se dit «convaincue» que des éléments de présomption pèsent sur la nature du fioul et que les analyses réalisées après le naufrage seraient incomplètes. Dans une lettre adressée aux ministres de l’Ecologie et de la Santé, le député-maire UMP du Croisic (Loire-Atlantique), Christophe Priou, a demandé qu’une enquête complémentaire sur le degré de toxicité du fioul soit lancée.
Une étude accusatrice.
Cette polémique, qui avait éclaté dès 2000, a été relancée par la publication toute récente des travaux de l’équipe d’Annie Pfohl-Leszkowicz, toxicologue à l’Ecole nationale supérieure d’agronomie (« Environmental Toxicology and Pharmacology », janvier 2007). Après avoir observé des anomalies de la structure de l’ADN chez des poissons et des moules qui avaient été exposés au pétrole du navire, les chercheurs ont essayé de comprendre le mécanisme de cette génotoxicité sur des cultures cellulaires humaines hépatiques et pulmonaires. Ils ont démontré qu’une exposition à un extrait du fioul de l’« Erika » induisait des changements métaboliques impliqués dans la formation des cancers.
Selon Annie Pfohl-Leszkowicz, les autorités auraient minimisé le risque, notamment pour les bénévoles qui ont inhalé ou bien manipulé le fioul à mains nues au moment du nettoyage des oiseaux.
Les associations de bénévoles se disent donc inquiètes. L’Association des bénévoles (ABE) et le collectif citoyen antimarées noires de Saint-Nazaire veulent faire entendre «la voix des oubliés du procès» et demandent à tous les intervenants de se faire connaître afin de recenser leurs problèmes de santé.
Dans un communiqué, Total a démenti toute dangerosité plus importante de son fioul. Le groupe pétrolier s’appuie sur les conclusions d’études sur les risques sanitaires à long terme pour les personnes ayant participé aux opérations de nettoyage, menées en 2000 par l’Institut national de l’environnement industriel des risques (Ineris) et l’Institut néerlandais de la santé publique et de l’environnement (Rivm).
Dans un communiqué, l’Institut national de veille sanitaire rappelle d’ailleurs que ces travaux ont «conclu à une probabilité très faible de survenue d’effets observables, même en utilisant des hypothèses d’expositions pessimistes. La mise en place de mesures spécifiques de surveillances épidémiologique ou médicale auprès de la population des intervenants n’est pas apparue justifiée». En revanche, la fréquence élevée des cancers cutanés en France justifie que des mesures de prévention soient prises, et les bénévoles doivent en bénéficier «au même titre que la population générale».
Les résultats récemment publiés ne modifient pas une telle attitude.
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