DÈS LES PREMIÈRES LIGNES de son rapport, le Dr Patrick Lemoine entre dans le vif du sujet : « La France est le premier pays au monde prescripteur et consommateur de benzodiazépines (BZD). Sur le plan quantitatif, ce phénomène est lié pour l'essentiel aux actes des médecins généralistes et dans une moindre mesure à ceux des psychiatres. »
Très impliqué depuis de nombreuses années sur la question du bon usage du médicament, le psychiatre et spécialiste du sommeil au centre hospitalier spécialisé du Vinatier à Bron (69) a souhaité « observer » l'attitude des médecins généralistes face à une demande injustifiée de psychotropes. « J'ai voulu comprendre pourquoi les médecins français prescrivent huit fois plus que les Américains et cinq fois plus que les Anglais », explique le Dr Lemoine.
Pour répondre à cette question, il faut s'immiscer d'une façon ou d'une autre dans le colloque singulier des confrères. Après en avoir longuement débattu avec le conseil scientifique dont il s'est entouré, le psychiatre décide de recourir à des comédiennes. « L'idée de former quelques patients à consulter plusieurs médecins ne nous paraissait pas acceptable ni sur le plan scientifique ni sur le plan moral. Seule l'utilisation de services professionnels spécifiquement entraînés à ce type de communication et capables d'enquêter en présentant de façon crédible un tableau clinique d'anxiété permettrait de résoudre ces différents problèmes à partir du moment où les règles étaient respectées », indique le rapport.
Deux femmes de 30 et 60 ans sont donc recrutées et formées à formuler cette demande de prescription. La première est censée souffrir d'une insomnie d'endormissement, de palpitations, d'angoisses, de petits malaises, de crises de tremblement et d'une boule dans la gorge. Elle va bien, mais demande le renouvellement de son ordonnance, car elle ne veut pas arrêter son traitement. Comble de malchance, elle a égaré son ordonnance lors d'un déménagement. La seconde actrice vient de prendre sa retraite, a déménagé avec son mari. Elle s'ennuie, ce qui provoque chez elle une anxiété importante... Maîtrisant leur rôle, les deux femmes sont envoyées chez 60 médecins généralistes de secteur I de l'agglomération lyonnaise, « sans sur-compétence », ni homéopathie ni acupuncture ou médecine du sport.
Sur les quelque 902 omnipraticiens initialement contactés par courrier, ils sont 165 à avoir donné leur consentement écrit pour participer à l'étude, acceptant ainsi la visite impromptue d'une enquêteuse (munie d'un magnétophone caché) qu'ils ne pourront pas identifier. Le contenu des 149 consultations a été enregistré puis analysé ultérieurement par deux médecins généralistes récemment retraités.
Des médecins accueillants mais qui ne savent pas dire non.
Aucun médecin n'a refusé de renouveler une BZD prescrite par un confrère à la jeune comédienne et aucun n'a refusé de renouveler sa propre prescription « demandée avec peu de conviction par la seconde. Les médecins sont accueillants, chaleureux et ils consacrent beaucoup de temps à leurs patientes, mais ils ont beaucoup de mal à dire non », indique le rapport. L'étude révèle également que les médecins sèvrent plus facilement un traitement prescrit par un autre, qu'ils ont les plus grandes difficultés à ne rien prescrire et qu'ils n'osent pas proposer d'autre rendez-vous pour proposer de sevrage. Le Dr Lemoine se défend d'avoir voulu « mener une enquête à sensation destinée à "piéger" des médecins ». La méthodologie a été validée à l'époque par le Conseil de l'Ordre des médecins et le Conseil consultatif national d'éthique. L'étude a bénéficié du financement de la caisse régionale d'assurance-maladie (Cram) de Rhône-Alpes, sous la forme d'une subvention versée à l'Association pour la recherche en psychiatrie (ARP). « Les résultats de cette enquête devraient permettre d'émettre des hypothèses qui pourraient ultérieurement être testées par des études prospectives plus classiques et de plus grande envergure », affirme-il.
Le Dr André Chassort, membre du Conseil scientifique de la Caisse nationale d'assurance-maladie, était secrétaire général de l'Ordre des médecins au moment où l'enquête a été lancée. « Certains crieront à la tromperie, dit-il, mais il est indispensable, à l'heure de l'obligation de l'évaluation des pratiques professionnelles, d'accepter de dire quand certains prescrivent larga manu. » Le Dr Lemoine précise qu'il a l'intention de mettre en place des formations sur les stratégies des médecins généralistes face à une demande indue de renouvellement de prescription de BZD. « Si les résultats sont probants et validés par les autorités, le principe pourra être proposé à l'ensemble du pays », affirme-t-il.
Déficit de formation ?
Pour l'auteur de l'enquête, la trop grande prescription de psychotropes résulte d'un déficit de formation : « La France dispose d'une des meilleures formations cliniques au monde mais à aucun moment elle ne consacre une ligne à la gestion du refus. » Le Pr Pierre-Louis Druais, président du Collège national des généralistes enseignants (Cnge), réfute cet argument. « Dans le cadre de la formation initiale et continue, on apprend aujourd'hui aux étudiants et aux médecins à dire non. C'est le cas par exemple dans le cadre de négociations sur l'observance ou la prescription d'un médicament. » Le Pr Druais ne se dit pas surpris par la méthode ou les résultats de l'étude. Il dit, en revanche, ne pas comprendre pourquoi elle n'a porté que sur le comportement des médecins généralistes.
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