MEME APRES la vie, l'urgence demeure. Dans l'épais rapport exhaustif qu'elle vient de remettre aux ministres de l'Intérieur et de la Santé, le Pr Dominique Lecomte, directrice de l'Institut médico-légal de Paris (IML), après avoir auditionné tous les intervenants concernés par la question (associations de victimes, opérateurs funéraires, représentants des administrations, des cultes et des institutions étrangères), propose un « plan d'intervention spécifique pour la gestion des décès massifs ».
Une des images de la canicule de l'été 2003, rappelle-t-elle, restera gravée dans les mémoires : des morts qui, faute de places dans les funérariums, avaient dû être entreposés dans des camions à l'enseigne d'entreprises de restauration collective, ou des entrepôts frigorifiques, dans l'attente de recevoir une sépulture.
Pas assez de médecins pour les certificats.
La canicule a servi de leçon et révélé crûment les lacunes : pas assez de médecins pour constater les décès et établir le certificat sans lequel ne peuvent commencer les opérations funéraires ; pléthore d'autorisations administratives et de vacations de polices provoquant des retards tout au long du « flux de gestion » ; a contrario, nombre insuffisant d'opérateurs funéraires ; pas assez de places dans les lieux de dépôt des corps (450 à l'IML et 150 à Villejuif, au « fort des Bruyères », mis en service à la demande) ; pénurie ecclésiastique, enfin, qui a entraîné le report des inhumations, dans l'attente d'une cérémonie religieuse.
Or, les médias le rappellent à chaque tremblement de terre meurtrier, le risque épidémique menace d'une sur-catastrophe.
Les rapporteurs ont consulté le Conseil supérieur d'hygiène publique de France. Selon le Cshpf, le corps en lui-même ne constitue pas un risque de contamination. Mais le danger lié à des cadavres atteints de maladies potentiellement transmissibles (peste, variole, choléra) est à prendre en considération, de même que le danger des ectoparasites vecteurs quittant le cadavre (poux du typhus, puce pestigène...). Le Pr Lecomte déplore que cette problématique n'ait pas fait l'objet de recherches spécifiques. L'analyse des données publiées lui permet cependant d'affirmer que la présence des cadavres nombreux est « une source de nuisances (odeurs, gaz...), de concentration d'animaux errants (rats...), d'insectes (mouches, puces, poux...) et de vermines susceptibles de jouer un rôle de vecteur. Plus de 3 500 espèces d'insectes, dont on retrouve les larves, attaquent le cadavre à l'air libre, les corps dégagent des toxiques putrides (diamines aliphatiques, cadavérine). Même dans un contexte non infectieux, les cadavres sont porteurs sains d'espèces bactériennes potentiellement pathogènes (staphylocoques, streptocoques, entérobactéries, anaérobies), dont certaines sont susceptibles de proliférer post-mortem (entérobactéries, Clostridium...) ». La prolifération s'accroît avec la chaleur, l'humidité et le temps.
D'où une application nécessaire du principe de précaution : les personnels funéraires doivent porter une paire de gants et une blouse à usage unique et ils doivent se laver soigneusement les mains après le retrait des gants.
Médecins réquisitionnés.
Le plan analyse tous les maillons de la chaîne funéraire, à commencer par le premier d'entre eux, le certificat médical, « pièce maîtresse et initiale ». Il propose la création d'une cellule mobile constituée d'un magistrat, d'un ou plusieurs médecins réquisitionnés par le préfet du département et d'un officier d'état civil sur le lieu de dépôt des corps. Avec une telle cellule, les certificats pourraient être délivrés en temps réel, ce qui représenterait un gain de temps pour la délivrance du permis d'inhumer.
Pour la traçabilité du corps, à la place du bracelet actuel (carton enfilé sur un fil de plomb) qui se détachent souvent, un bracelet plastifié et inviolable à code barre, voire puce électronique, rechargeable au fil de l'identification et lisible à travers le cercueil, apporterait des garanties appréciables (coût unitaire estimé par l'AP-HP à 1,53 euro TTC).
Plus nécessaire encore, le recensement des moyens et des structures funéraires. Avec un taux moyen global d'environ 45 %, les chambres funéraires et les chambres mortuaires hospitalières sont capables de répondre au doublement d'activité provoqué par une épidémie de grippe, mais elles sont débordées en cas de catastrophe. Pour les cimetières, le plan propose une étude hydrogéologique permettant de recenser les terrains susceptibles d'accueillir des victimes décédées en grand nombre, éventuellement contaminantes.
Quant aux moyens d'augmenter dans des délais très courts les structures de dépôt des corps, le rapport préconise l'utilisation de simples hangars ou de structures géologiques naturelles utilisables en toutes saisons (carrières grottes) et maintenues à une température entre 3 et 5° par des unités mobiles productrices de froid. Ces solutions sont préférées aux tentes réfrigérées mobiles, patinoires fixes et démontables, entrepôts, camions et containers frigorifiques. Pour les auteurs du rapport, mieux vaut installer des panneaux d'isolation avec générateurs de froid dans des gymnases, hangars, équipements de sports et autres salles d'exposition.
Le Pr Lecomte a effectué une revue thanatologique de détail qui ne laisse rien dans l'ombre : recensement des housses (la France disposerait d'un stock de 100 000 exemplaires), des cercueils (le stock serait de 85 992 unités dont 8 660 cercueils hermétiques), des opérateurs funéraires habilités (13 053), des places en crématorium (107 sur toute la France).
Le rapport n'omet pas la dimension administrative de la réglementation, qu'il conseille de revoir pour une meilleure coopération des acteurs et de simplifier. Une liste unique des victimes devrait être établie conjointement par le préfet et le procureur, communiquée individuellement aux familles, avant d'être rendue publique.
Enfin, il faudrait réactualiser les mesures de désinfection à partir des données récentes de la science et mener une réflexion sur les seuils des particules élémentaires rejetées dans l'air par les crématoriums.
* Nucléaire, radiologique, bactériologique, chimique.
11 septembre : les outils de la bonne gestion
D'après le rapport Lecomte, la « bonne gestion » de la catastrophe des attentats du 11 septembre 2001, à New York, a reposé sur plusieurs mesures :
- une coordination a été organisée entre le New York Police Department (Nypd) et les médecins légistes « Examiners », ainsi que les différents services : équipes d'identification de la police fédérale, service « Evidence Response Team » du FBI, service de sécurité et de police des ponts, tunnels et tours, pompiers. Pour la partie concernant la gestion des corps ou des restes humains et leur identification, la coordination était sous l'autorité du médecin légiste chef de l'IML de New York, le Dr Hisch, toujours avec le souci de complémentarité entre les moyens engagés et les moyens déjà disponibles sur les lieux afin d'éviter les doublons ;
- un rappel de 260 volontaires appartenant à un vivier de 1 200 personnes-ressource (médecins, légistes ou non, anthropologues, techniciens divers pour les opérations mortuaires, assistants familiaux) du Disaster Mortuary Operationnel Teams, engagé après la déclaration présidentielle de sinistre (Presidential Declaration of Disaster) ;
- l'informatisation des données centralisées dans le programme informatique Win Vip ;
- l'utilisation d'un logiciel de la société Genocodes pour recouper les prélèvements ADN partiels, arriver au nombre nécessaire à l'identification, ainsi que la comparaison des empreintes papillaires prises sur les lieux de la catastrophe, avec les différentes données contenues dans les fichiers fédéraux ;
- la recherche génétique, pour examiner les séquences très courtes d'ADN.
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