Liberté, égalité, marché
L’EXAMEN philosophique de diverses conceptions de la liberté est pour Iribarne un préalable indispensable à son propos. Ainsi montre-t-il que, dans la pensée anglo-américaine, la liberté est consubstantielle à l’idée de propriété, non pas au sens d’acquisition de biens, mais à celui de droits : notre liberté fait partie de nous car elle est un droit fondamental sur lequel veut souvent empiéter l’Etat. De Locke à Spencer en passant par Burke, la liberté est un bien que nous détenons et devons préserver.
Un coup de projecteur est également donné à la conception allemande de la liberté. Utilisant principalement Kant, l’auteur montre comment cette notion est inséparable de l’insertion dans une communauté. Plutôt que de s’abandonner au désordre des caprices personnels, la liberté ne se conquiert que par l’obéissance à une loi générale juste qui ne peut émaner que d’un grand TOUT. Finalement, la liberté, c’est la loi, car «l’homme a besoin d’un maître qui brise sa volonté particulière», dit Kant. Conception très germanique, y compris dans ses excès possibles…
Dans « l’Ancien Régime et la Révolution », Tocqueville a tenté de saisir la spécificité historique de la liberté « à la française ». La Révolution française a bien fait le ménage, par exemple en abolissant les privilèges, mais s’est trouvée dans l’impossibilité de créer une nouvelle vision. Des remarques que d’aucuns jugeront un peu partiales et nostalgiques. Mais Philippe Iribarne saisit une deuxième référence célèbre. Dans son brûlot de 1789, « Qu’est-ce que le tiers Etat ? », Sieyès, déplorant la condition d’esclave de ce groupe social, regrettait qu’il ne soit pas traité avec les égards dus à son rang et qu’il ait souvent à s’abaisser. Autrement dit, il souhaitait implicitement que justice soit rendue en conférant à tous une certaine noblesse.
La distinction et le statut.
C’est à partir de là que le livre s’arrime aux différences d’égalité qui recoupent en France l’opposition entre le noble et… l’ignoble. Une opposition qui serait celle que Bourdieu situe dans le couple vulgaire-distingué* en matière de modes de vie et qui, dans le monde du travail, sera celle des statuts, concept où se loge une méritocratie.
Contrairement aux Etats-Unis, où la distinction sociale se marque par l’argent et la réussite, il existe en France une longue hiérarchie du prestige et du mépris. Aucun Américain, dit l’auteur, ne trouvera infamant d’être boutiquier, boucher ou policier.
Mais, dans la notion de statut, il y a plus, et plus grave. Voici des enseignants qui estiment ne pas devoir se faire dicter ce qu’ils ont à faire par les parents (qui, n’en déplaise à l’auteur, ne peuvent être assimilés à des « clients ») et évoquent la logique interne d’une profession, son statut moral, sa noblesse. Ailleurs, des magistrats s’enorgueillissent de faire partie d’un service public et de ne pas être soumis aux exigences d’une entreprise. Toute une logorrhée de l’excellence caractérise également cette dernière, là où les Anglo-Saxons vantent les résultats concrets de démarches commerciales**. Il en résulte, montre l’auteur, une conséquence assez dramatique sur le terrain de l’emploi : en France, il faut préserver les statuts des travailleurs, non encourager leur valeur de marché. D’où le colmatage par une volumineuse aide sociale pour défendre « les intérêts acquis »...
Les idées mènent le monde et elles s’expriment clairement dans des mots révélateurs : exercer un métier devenu totalement obsolète, mais exiger que soient maintenus ses avantages acquis… ; être jeté, comme goutte d’huile en mayonnaise, dans la mondialisation, et crier : «On n’est pas à vendre!» On se raidit dans une tradition bien d’chez nous : on vinifie suivant l’usage canonique français, puis on finit par céder de façon minable au « marché » et on jette des copeaux dans le vin. Demain, des framboises ou de la vanille dans le château-pétrus ?
Des pages où l’analyse se fait très fine sont consacrées au regard social qui escorte ceux qui ont perdu leur travail. Des managers américains ou japonais repartiront d’un rang inférieur sans avoir le sentiment de « déchéance » que nous trouvons dans notre pays. Le travailleur français qui accepterait de réévaluer son salaire à la baisse en acceptant d’être prêt «à faire n’importe quoi» suscitera plus de gêne et de méfiance que d’admiration.
Prise entre les exigences d’une concurrence mondiale et la rigidité de statuts à préserver, la France n’a su répondre jusqu’à présent que par des énièmes plans sociaux et une dénégation névrotique de la flexibilité. Une flexibilité des salaires décisive, dit l’auteur, dans l’existence d’un niveau élevé de chômage.
Est-ce à dire qu’il faut pour autant s’incliner devant le tout-puissant marché, devenu principe de réalité ? Doit-on admirer des sociétés faisant fi de l’égalité, donc de la solidarité ? Chaque fois qu’une société ne peut digérer une contradiction, elle y répond par un mythe, disait Claude Lévi-Strauss. En l’occurrence, les Etats-Unis et la Grande-Bretagne font du marché l’instance sacrée qui justifie toutes les inégalités : on avait tous notre chance et le marché a donné son verdict, assignant des places privilégiées à ceux qui ont les qualités requises, rejetant justement les autres.
Refusant ce monstre froid, la France s’enorgueillit autant de l’aide sociale apportée aux plus faibles que de ses grandes écoles où n’accède que l’« élite », celle qui jouira d’un statut privilégié. Dans ce livre qui souvent touche juste, certains sentirons quand même le petit goût de bouchon du déclinisme.
Philippe d’Iribarne, « l’Etrangeté française », coll. « La couleur des idées », Seuil, 289 pages, 21 euros.
* Pierre Bourdieu, « la Distinction », Ed. de Minuit, 1979.
** On pense à la déception de B.-H. Lévy, qui, dans « American Vertigo », fantasme sur l’image d’Alcatraz, et se voit réciter les chiffres des évasions réussies !
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