«DEPUIS la peste bubonique du XVIesiècle, aucun agent pathogène n'a eu d'effets aussi dévastateurs», déclarait l'Organisation mondiale de la santé (OMS) dans un rapport de 2003. Peste des temps modernes, l'infection par le VIH traîne dans son sillage les rumeurs et les interprétations les plus folles, qui témoignent de nos peurs et de nos croyances d'aujourd'hui.
Les premiers cas décrits en 1981 viennent briser l'espoir d'une éradication définitive des maladies infectieuses dans les pays développés du Nord. Les progrès de l'hygiène, de la vaccination et de la médecine (antibiotiques) étaient tels que l'Assistance publique-Hôpitaux de Paris envisageait même la fermeture de lits d'infectiologie. A ce mal inexplicable et inexpliqué à ses débuts il fallait des boucs émissaires : les homosexuels, les Haïtiens et les Africains furent les coupables désignés en raison de prétendues moeurs sexuelles déviantes. Quant à l'origine de la maladie, la référence à une punition divine a cédé la place à une interprétation plus moderne, celle d'un complot fomenté par des militaires et des scientifiques qui n'auraient pas su maîtriser des expériences menées dans le plus grand secret.
Dès le début de l'épidémie, ce type d'explication existe. Au milieu des années 1980, dans un contexte de guerre froide, le journal soviétique, la « Pravda », publie un article qui met en cause un laboratoire américain d'où se serait échappé le virus qui se serait ensuite propagé dans New York. Plus tard, les vaccins contre la variole, le paludisme et la poliomyélite seront accusés. Même réfutées, ces thèses persistent. Quelques clics sur Internet suffisent pour s'en convaincre.
Hypothèses douteuses.
Qu'ils circulent sur la Toile, grande pourvoyeuse en hoaxes en tout genre – un des derniers a concerné la ville d'Issy-les-Moulineaux, où une femme se serait fait piquer par une aiguille contaminée par le VIH dans une salle de cinéma –, peut prêter à sourire. Mais, en avril 2004, le Conseil national du sida (CNS) a dû publier un communiqué après la diffusion lors du Sidaction d'un reportage qui laissait penser que l'épidémie avait pour origine un vaccin contre la polio utilisé au Congo en 1958. Des «hypothèses douteuses qui ont depuis été infirmées par des recherches publiées», soulignait le CNS.
De telles rumeurs peuvent avoir des conséquences dramatiques, comme ce fut le cas au Nigeria. En raison notamment d'une forte suspicion sur l'innocuité du vaccin, les autorités du pays ont refusé les campagnes de vaccination de l'OMS, ce qui a eu pour conséquence une flambée épidémique dans la région. Il a fallu la mise en place d'une commission technique qui prouve l'innocuité du vaccin pour qu'enfin les campagnes reprennent.
Lors de la 4e Conférence francophone VIH/sida qui s'est tenue la semaine dernière à Paris, Didier Fassin, médecin, sociologue et anthropologue, a rapporté son expérience de sept années de recherche en anthropologie politique et morale du sida en Afrique du Sud. Le pays est de ce point de vue emblématique, du fait de la gravité de l'épidémie – les taux de séroprévalence y dépassent les 25 % chez les femmes enceintes –, mais aussi en raison de l'intensité des controverses autour des causes et des traitements du sida. «En Afrique du Sud, comme sur le reste du continent, le sida a d'abord été vécu comme un problème de comportement déviant à la fois sur le plan moral et sur le plan sanitaire. On a parlé, comme il y a un siècle avec la syphilis, de promiscuité sexuelle, dont on a fait un trait singulier, redoublant ainsi la stigmatisation des populations noires», explique-t-il. Leur sexualité ne serait pas ludique, mais brutale. Une journaliste n'a pas hésité à parler d'une «nation de violeurs», rappelle le sociologue. Un jugement que vient appuyer la légende, largement répandue, du viol purificatoire, selon laquelle les hommes infectés violeraient des jeunes filles vierges dans l'espoir d'y trouver la guérison. Une telle «croyance, dont il est difficile de trouver la moindre preuve empirique dès lors que l'on enquête sérieusement, souligne Didier Fassin, n'en est pas moins devenue une croyance cette fois des milieux de la santé publique et, très rapidement, l'un des lieux communs les plus internationalement disséminés».
Contrôle démographique.
Deux traits singuliers frappent les observateurs de la situation sud-africaine : la racialisation du débat, d'une part, et la théorie du complot qui se développe autour de l'industrie pharmaceutique et plus largement de la médecine et de la santé publique, d'autre part. Ils prennent leur source dans la stigmatisation de la sexualité africaine et s'ancrent dans la situation politique particulière du pays : le régime de l'apartheid a exprimé publiquement sa satisfaction «à propos d'une épidémie dont il se réjouissait qu'elle allait réduire les Sud-Africains noirs à une minorité démographique. C'était au début des années 1990».
Et, de fait, tout au long du XXe siècle, les épidémies ont servi de justification pour la mise en place de la politique de ségrégation et d'apartheid, et «les médecins y ont participé comme ils avaient souvent du reste servi à légitimer ailleurs l'oeuvre coloniale», souligne-t-il. Racialisation et complot en Afrique du Sud «se sont trouvés récemment conjugués, poursuit-il, lorsque a été révélé, à l'occasion de la commission Vérité et Conciliation, l'existence d'un programme secret de guerre chimique et biologique visant non seulement à éliminer les ennemis du régime blanc, mais à expérimenter aussi des modalités d'extermination de la population noire». L'une des expériences, qui n'a été «menée à bien que très partiellement», a consisté à contaminer des prostituées de Johannesburg afin qu'elles propagent un virus.
Certes, le cas de l'Afrique du Sud est particulier, mais des manifestations de la racialisation et de la théorie du complot existent sous une forme généralement atténuée ailleurs. «J'ai pour ma part souvenir de polémiques qui n'étaient pas si différentes en Afrique de l'Ouest ou en Afrique centrale dans les années 1980 et 1990», note-t-il. Une double logique de ressentiment tourné vers le passé et de suspicion inscrite dans le présent qui peut influencer les pratiques de santé. Et, comme le montre l'Afrique du Sud, elle ne vise pas seulement le monde occidental, mais oppose les plus démunis à ceux qui gouvernent aujourd'hui. Un malade de Soweto explique : «La plupart des malades du sida sont sans éducation, sans qualification, sans emploi. Comment le pouvoir pourrait-il en tirer quelques bénéfices. Plus nous sommes nombreux, plus nous lui causons de problèmes. –Si on peut se débarrasser d'eux, on aura moins de crimes, moins de chômage. Laissons-les mourir, se disent-ils.» De fait, beaucoup de patients suspectés d'être infectés par le VIH sont abandonnés par leur famille et par les soignants.
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