Ceux de nos confrères de la presse grand public qui, par goût du « scoop », ont commenté le livre de Bernard Kouchner avant qu'il ne fût paru, l'ont interprété comme l'un de ces assauts que des gens de gauche lancent contre Lionel Jospin auquel ils reprochent la défaite, pourtant collective, de la gauche.
Mais M. Kouchner se garde bien de se livrer, contre l'ancien Premier ministre, à une attaque ad hominem. Il se contente de lui reprocher ce qu'il lui reprochait déjà quand il est revenu du Kosovo : de ne pas lui avoir donné un ministère de la Santé qui eût géré également les recettes et les dépenses. Un ministère que son successeur, Jean-François Mattei, a obtenu sans difficulté. Et une influence qui a permis à M. Mattei de dénouer la crise avec le monde médical.
Des confirmations
Ce n'est pas abonder dans le sens de M. Kouchner que d'admettre que, sur ce point au moins, il avait raison : nous l'écrivions lorsque M. Jospin l'a placé sous la tutelle d'Elisabeth Guigou. Et si l'on peut s'étonner de ce que les détracteurs de M. Jospin soient nombreux et acerbes dans son propre camp, comment, en revanche, imaginer que Bernard Kouchner, l'un des hommes politiques les plus libres, cacherait ce qui l'a opposé au gouvernement et à la ministre de l'Emploi et de la Solidarité ? De ce point de vue, il y a plus de confirmations que de révélations dans « Le premier qui dit la vérité » (1). Aussi - et l'on devine ce qui chagrine la presse généraliste - l'ouvrage de M. Kouchner n'est-il pas un brûlot politique. C'est bel et bien un livre sur le système de santé observé avec un regard compétent sous tous ses aspects : financiers, sociaux, professionnels, éthiques. Pour tous ceux qui participent à la survie du système, à son renforcement ou à sa réforme, le travail de M. Kouchner expose parfaitement le contenu des dossiers, fixe les points de contentieux, et dit de très fortes vérités. On peut donc le considérer comme un ouvrage de référence. L'ancien ministre ne nous surprend pas quand il rappelle le prix de la santé et que ce sont les patients qui le paient ; il a déjà fait ce discours. Preuves à l'appui, il démontre qu'un ministre de la Santé ne peut pas désamorcer les crises si on ne lui délègue pas le pouvoir de prendre des engagements chiffrés avec les professionnels. Et on ne peut pas lui donner tort quand il laisse entendre qu'il aurait pu éviter le conflit entre le gouvernement Jospin et les médecins.
De même, comment pourrait-on le désapprouver quand il explique que la mise en route des 35 heures à l'hôpital est impossible parce qu'il faut recruter 100 000 professionnels de plus et que la France ne les a pas ? Pas 80 000, comme l'exigeait le monde hospitalier, pas 45 000, comme l'affirmait Mme Guigou. Cent mille. Si l'Etat français ne s'était pas embarqué dans cette galère idéologique et hors de prix, on trouverait logique aujourd'hui d'apaiser tous les esprits hospitaliers avec un recrutement bien inférieur en nombre et on aurait au moins soulagé les stakhanovistes de l'hôpital, qui travaillent 80 heures et ont cru naïvement que l'on diminuerait de 50 % leurs horaires.
Tout cela, M. Kouchner le dit, mais on voit bien en même temps qu'il ménage ceux qui, par leur rigidité, ont tenu à l'écart son éclectisme et son indépendance : il n'est pas de ceux qui voient dans le départ de M. Jospin un coup de grâce porté à la gauche - on devine même qu'il respecte son geste - et il remercie gentiment sa Némésis, Mme Guigou, d'avoir publiquement mis la signature de Bernard Kouchner au bas de la loi sur les droits des malades. Il prononce aussi une vérité dont il est temps que les Français prennent conscience : la santé n'est pas un problème social. Quoi ? Le lecteur sera déconcerté par cette affirmation, mais elle est vraie.
Oecuménisme et humanisme
La santé a été transformée, par une société d'abondance qui se plaint de tout, en système de compensation sociale, mais c'est le malade qui a besoin de soins, pas l'hypocondriaque ; ce n'est pas davantage l'affaire du soignant de faire du mal-être, néologisme fourre-tout si bien partagé par tous qu'il coûte désormais des milliards d'euros en traitements, une maladie à diagnostiquer et à soigner, alors qu'il résulte des concentrations urbaines, des tours et des barres, de la pollution et d'une mauvaise organisation du travail. Il faudrait se rappeler comment les gens, il y a cinquante ans, géraient leur mal-être, et qu'ils ne se croyaient jamais victimes de l'Etat. Il faudrait se rappeler ce qu'était la condition humaine il y a un siècle ou deux.
Pour disserter de façon sérieuse et même technique sur des sujets austères, M. Kouchner n'est jamais ennuyeux. Il décrit comme personne la vie d'un gouvernement ou d'un cabinet ministériel ; il raconte le dévouement, les horaires interminables, les fortes connaissances, les idées de son équipe ; et, avec l'aide de son interviewer, notre confrère Eric Favereau, il alterne fort bien les anecdotes et l'exposé des dossiers. Enfin, il trace avec vigueur quelques ébauches de portraits, comme celui de Simone Veil, qui montre que son attachement aux gens n'a rien à voir avec son engagement politique.
Il y a, bien sûr, de l'oecuménisme chez cet homme-là, qui a inventé l'humanitaire par humanisme, puis le devoir, puis le droit d'ingérence, et a alterné l'action et le verbe tout au long de sa vie. Il n'a peut-être sa place ni à gauche ni à droite. Au fond, les socialistes - qui ne lui ont pas offert l'ombre d'une circonscription lors des législatives et l'ont laissé « sans emploi et sans retraite » - ne l'ont jamais considéré des leurs. Quel gâchis ! L'ex-baroudeur des brousses ensanglantées, l'ex-prince du Kosovo, l'ex-ministre de la Santé a réussi, jusqu'à présent, à ne pas sacrifier ses convictions aux contraintes du pouvoir ou aux compromissions que réclame parfois le service de l'Etat. Et on le lui reprocherait ?
« Le premier qui dit la vérité », éditions Robert Laffont, 282 pages, 20 euros.
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