Aux alentours de l'an 190, les communautés juives sont décimées par la furia romaine, mais le rabbi Yehouda a consigné dans ses traités de la « Mishna » l'essentiel de sa doctrine économique, au moment où l'Orient se christianise. C'est là que se creusent d'importantes différences. Pour les chrétiens, la richesse ne peut que nuire au salut, il est recommandé d'être pauvre. On connaît le célèbre propos de Jésus, rapporté par Matthieu : « Il est plus aisé qu'un chameau passe par le trou d'une aiguille, qu'il ne l'est qu'un riche entre dans le Royaume des cieux » (19, 24). Pour les juifs, la richesse est joyeuse, utile, c'est un moyen de servir Dieu et les autres. Ensuite, l'argent produit plus d'argent, alors que les chrétiens insistent sur sa stabilité, il n'y a de fertile que ce qui est créé par Dieu...
Ce clivage est si fondamental que Jacques Attali y revient sans cesse : pas de richesse qui ne soit partagée. Ainsi les toutes premières communautés juives ont-elles institué la tsedaka, qui prévoit de consacrer dix pour cent de ses revenus aux plus pauvres. Ce qui est bon pour les juifs doit l'être pour le reste du monde, plutôt que pour la General Motors... Cela explique l'importance qu'auront dans l'histoire juive les professions de courtiers, conseillers, bailleurs de fonds et, bien sûr, banquiers.
En 1556, le rabbin de Pise, Yehiel Nissim, réfléchit aux opérations financières que le Talmud n'avait pu prévoir. Il fustige celles qui sont dépourvues d'intérêt social ou économique, telle la spéculation sur les monnaies. En 1688, le financier juif Joseph de La Vega s'en prend au boursicotage : « On a vendu à terme du hareng, avant qu'il n'ait été attrapé ! » Mais l'image de l'usurier étranglant les malheureux va perdurer, au même titre que celles de crime rituel et de buveur de sang.
De fait, confinés dans le métier de prêteurs d'argent, les juifs du Moyen Age et de la Renaissance, qui n'avaient pas le droit de posséder de la terre et étaient chassés de nombreux métiers, focalisaient aisément la haine du peuple.
Ayant traversé les siècles tourmentés de l'Expulsion espagnole et des conversions forcées, du ghetto à l'italienne, de la sujétion à l'islam comme citoyens de seconde zone (dhimmi), les juifs vont jouer un rôle sans pareil dans l'explosion de la révolution industrielle. Ils sont huit millions en 1880, dont la majorité sont des indigents entassés en Europe de l'Est, le pire est à venir...
Dualité
Souvent accusés de faire travailler l'argent sans être vraiment créateurs, les juifs seront au premier rang des mutations technologiques du siècle : téléphone, automobile, disque, transport aérien, et ils créeront Hollywood. L'auteur analyse habilement les fantasmes liés à l'essor des banquiers juifs dans la révolution financière de l'Europe. A l'image d'un capitalisme apatride et tentaculaire incarné par les Rothschild, répond celle du juif communiste-révolutionnaire, destructeur de l'ordre social. Une dualité dont saura jouer le nazisme.
Jacques Attali sait raconter et mettre en lumière la cruelle monotonie de l'histoire juive. Elle décline les trois phases de la pire violence qu'on peut exercer contre autrui : le confinement sadique dans l'espace du ghetto, l'expulsion violente avec confiscation, la volonté exterminatrice. Faut-il entièrement le croire lorsqu'il situe tout commerce dans les plis de l'éthique, tout placement de bons à intérêt dans le droit fil de la Torah (1) ?
Si la monnaie est, comme il l'affirme, « une forme supérieure d'organisation des relations humaines, permettant de régler sans violence tous les conflits », son accumulation suscite aussi bien des jalousies. Passionnés d'universel, les juifs ont souvent cru s'assimiler dans la mesure où ils s'enrichissaient, ou, comme disait Sartre : « Le juif veut être riche pour passer inaperçu. » (2) Ceci, sans voir que l'ambivalence des autres à l'égard de l'argent - dégoût anal et attirance -, contribuait à les particulariser.
Fayard, 591 pages, 25 euros.
(1) Les juifs furent apparemment souvent liés au commerce des esclaves, avec d'autres, certes, mais sans que leur éthique remette vraiment cette pratique en question.
(2) J.-P. Sartre : « Réflexions sur la question juive », Gallimard, 1946.
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