Entretien avec Frédéric Pierru

« Un déclassement symbolique, économique et matériel »

Publié le 06/12/2014
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Frédéric Pierru est sociologue et chargé de recherche au CNRS. Il a notamment travaillé sur « les transformations de la morphologie et de la régulation des professionnels de santé ». Pour lui, les causes du déclassement des médecins hospitaliers ne sont pas uniquement conjoncturelles et infrastructurelles.
Décision Santé. La peur du déclassement de la part des soignants, en particulier à l’hôpital, a-t-elle un sens ?

Frédéric Pierru. Ce sentiment de déclassement est effectivement une notion qui peut se décliner concernant les professionnels soignants à l’hôpital. Elle donne du sens aux transformations de leur institution et de leur environnement de travail. Il s’agit d’un déclassement à la fois symbolique avec une perte de prestige et de légitimité ; économique pour ce qui est des rémunérations ; et matériel avec la dégradation des conditions de travail. C’est comme ça qu’ils le perçoivent. Cela peut générer des attitudes de retrait dans le travail et de ressentiment par rapport aux patients, avec l’idée que les médecins ne sont plus reconnus pour ce qu’ils font, et par rapport à l’institution perçue comme empêchant de bien faire son travail et non comme un outil au service des compétences médicales.

D. S. Le changement de relation patient-soignant a-t-il un poids important dans ce sentiment de déclassement ?

F. P. Dans la crise des professions de santé, la transformation de la relation médecin-patient est toujours évoquée et cela me paraît exagéré. Les médecins ont une propension à stigmatiser le consumérisme et les exigences exorbitantes des patients. Il y a, à mon sens, une part de fantasme dans ce discours, même s’ils doivent réinventer leurs rapports aux patients et à l’organisation dans laquelle ils travaillent.

Il est vrai que la relation thérapeutique s’est transformée dans le sens d’une plus grande égalité. Cela s’explique par l’élévation du niveau d’éducation et d’information des patients et par l’évolution de la médecine en bien de production et de consommation de masse. Cependant, l’hôpital est caractérisé par l’exercice d’une médecine de pointe et spécialisée. L’asymétrie d’information entre les patients et les professionnels du soin demeure donc assez forte. De plus, la propension à remettre en cause l’autorité du médecin est très variable selon les spécialités et l’origine des patients. Dans les classes populaires, on reste encore très déférent, voire soumis.

D. S. La concurrence de la technologie n’alimente-t-elle pas, elle aussi, ce sentiment ?

F. P. La technologie a en fait un double visage. D’une part, elle est un signe de modernité et une ressource dans la concurrence que se livrent les spécialités. Mais, dans le même temps, elle contribue à banaliser l’activité médicale. Le fait que les médecins s’en remettent, pour leur jugement clinique, à la technique est génératrice de déclassement. Il est également vrai que ceux qui n’arrivent pas à s’emparer d’une nouvelle technologie connaissent aussi un déclassement.

Enfin, les recommandations de bonnes pratiques et les protocoles participent aussi d’une mécanisation du jugement clinique. C’est pour cela que les médecins parlent de prolétarisation de la médecine, la part noble et intellectuelle de leur travail étant de plus en plus automatisée avec, à la clef, un déclassement des savoirs traditionnels.

D. S. Que faire pour sortir de cet engrenage ?

F. P. Quand ils parlent de déclassement, les soignants évoquent toujours des éléments perturbateurs externes. Mais ils ne se rendent pas compte qu’ils participent aussi eux-mêmes au déclassement. En effet, la dynamique d’hyperspécialisation technicienne de la médecine hospitalière participe de fait à une forme de déclassement car la clinique, comme je viens de l’évoquer, s’est diluée dans la technique. En abdiquant l’exercice clinique et l’activité de jugement, c’est-à-dire ce qu’il y a de plus irremplaçable dans l’activité médicale, pour aller vers la prescription d’examens et la technique, les médecins contribuent à la perte de prestige de leur discipline.

Propos recueillis par Alexandre Terrini


Source : Décision Santé: 299