Avant même que la canicule n'emportât près de quinze mille de nos concitoyens, nous avons été saisis d'un malaise inexprimable fait d'effroi et de surprise mêlés, quand nous avons appris la mort de Marie Trintignant, actrice émouvante et sensible qui ne semblait pas cultiver sa notoriété.
Les conditions du meurtre auquel elle a succombé nous renvoyaient à un drame social, celui des femmes battues que, à tort, certains d'entre nous croyaient confiné aux milieux où sévissent la misère et l'alcool. Son décès nous a rappelé combien les femmes, toutes les femmes, sont vulnérables à ce désordre de la société qu'entraînent le machisme, la jalousie, la possessivité déguisée en amour fou. A la quête d'absolu de Marie Trintignant, trois fois mariée, mère de famille, actrice depuis l'enfance et membre d'une grande famille d'artistes, a répondu une autre forme d'amour, musclée, conquérante, violente jusqu'au crime, et donc impardonnable.
Le rôle des médias
Le principal suspect ne cesse de se défendre avec des arguments tous appuyés sur les sentiments extraordinairement intenses que Marie Trintignant lui inspirait. Les médias, qui ont fait de l'affaire le principal ingrédient de leurs programmes estivaux, n'en ont pas moins rapporté quelques témoignages, de femmes surtout, qui distinguaient fort justement l'amour, passion créatrice, des instincts destructeurs qui l'accompagnent parfois. Le suspect, Bertrand Cantat, membre du groupe au nom prédestiné, « Noir Désir », peut-il revendiquer la folie passagère à laquelle l'aurait conduit un sentiment exacerbé ? Sans douceur, sans tendresse, l'amour cède facilement à la colère. Cantat est au moins suspect de n'avoir pas assez aimé Marie Trintignant car, s'il la vénérait, il ne l'aurait pas touchée.
Ces réflexions font partie du débat ; le jugement que chacun peut porter sur le drame ne doit en aucune manière obérer - ni même diminuer - les droits de la défense. Bertrand Cantat doit, comme n'importe quel accusé, bénéficier jusqu'au bout de la présomption d'innocence.
Ses amis ont même entrepris de le défendre avant qu'il ne comparût devant un tribunal ; il s'est donc créé, face à la famille meurtrie, dévastée, un clan Cantat, soutenu par nombre de ses « fans », nostalgiques du talent qu'il exprime dans l'art qu'il exerce.
Moins de deux mois après la mort de Marie, sa mère, Nadine, qui tournait en Lituanie le film où jouait sa fille, publie un livre (1) où le désespoir causé par une perte irréparable le dispute à la haine pour le suspect, qu'elle désigne en des termes qui, à eux seuls, achèvent son procès, alors qu'il n'a pas commencé ; et fournit en outre sur le passé de Cantat des informations, vraies ou non, qui tendent à l'accabler.
On s'étonne de ce que Me Claude Kiejman, avocat de la partie civile, ait donné son aval à la publication d'un ouvrage tiré à 140 000 exemplaires, indubitablement dicté par une détresse immense et infiniment respectable, mais qui introduit dans la procédure judiciaire un troublant élément. Bien entendu, une mère ne pouvait qu'exalter les vertus de sa fille disparue, surtout quand il s'agit d'une actrice estimable au talent sobre, discret et parfois très subtil. Bien entendu, une mère qui perd son enfant dans des conditions aussi atroces, ne pouvait que dénoncer, et dans les termes les plus définitifs, celui aux mains duquel sa fille a perdu la vie. Mais, bien entendu, l'émotion populaire, déjà enflammée par trois documentaires télévisés et par les innombrables reportages qui ont suivi les faits, sera soulevée jusqu'à son paroxysme par le livre de Nadine Trintignant. Laquelle, peut-être à son corps défendant, passe du statut de témoin à celui du juge et n'est plus très loin de l'énoncé du verdict.
Poison social
Cette irruption d'une troisième émotion dans une relation Marie-Bertrand où la passion a déjà provoqué un désastre ne contribue guère à la recherche de la vérité qui est le souci premier de la justice. Elle ajoute des larmes aux larmes, des regrets - et peut-être des remords - aux regrets, de la haine pure à la stupéfaction et à l'épouvante ; elle ne constitue en rien un témoignage qui apporterait sa contribution à l'établissement des faits.
De sorte qu'un poison social est distillé dans la tragédie pure qu'est le massacre d'une femme. Un livre qui a été écrit au nom d'un désarroi certes incommensurable, mais qu'il suffisait de coucher secrètement sur le papier, quitte à publier l'ouvrage après la fin du procès. Une affaire d'édition ou de succès de librairie qui vient se greffer sur une tragédie antique - amour, folie, sang et mort - et la dissout dans les comportements de la société contemporaine, business, argent et conversations parisiennes autour d'une table.
On voudrait vraiment épargner cette mère qui souffre tant, on ne pense pas une seconde à la juger, et on n'est pas loin de penser que des gens autour d'elle l'ont encouragée dans une entreprise vulgaire en tirant parti de son indicible douleur.
Mais là n'est pas le plus important. Le plus important, c'est que si on est scandalisé par la mort de Marie Trintignant, on ne peut pas non plus accepter qu'un homme, aussi coupable qu'il apparaisse, puisse être jugé avant l'heure, par l'opinion publique et dans l'arène des médias. Pour un procès et un jugement, il n'existe qu'un lieu. C'est le tribunal.
(1) « Ma fille, Marie », par Nadine Trintignant, Ed. Fayard, 167 pages, 12 euros.
Pause exceptionnelle de votre newsletter
En cuisine avec le Dr Dominique Dupagne
[VIDÉO] Recette d'été : la chakchouka
Florie Sullerot, présidente de l’Isnar-IMG : « Il y a encore beaucoup de zones de flou dans cette maquette de médecine générale »
Covid : un autre virus et la génétique pourraient expliquer des différences immunitaires, selon une étude publiée dans Nature