LE TOUCHER a été dans nos sociétés civilisées relégué au rang des archaïsmes suspects, réservés à l'intimité. «Manger avec ses doigts, se gratter, taper sur l'épaule d'un camarade, tâter la marchandise… apparaissent comme des gestes d'un autre âge qui ont échappé à la discipline et à la bienséance tactiles qui se sont imposées. Le toucher a désormais mauvaise presse: il connote le comportement enfantin, l'arriération, la rusticité, la vulgarité, voire le vandalisme; associé à la sexualité, il peut prêter au soupçon de mauvaises intentions», souligne Christian Bromberger en ouverture du dernier numéro de « Terrain ». La revue publie deux fois par an (en mars et en septembre) des articles de chercheurs français et étrangers, ethnologues et anthropologues, sociologues, historiens ou psychologues, autour d'un thème central. Le sujet de cette rentrée 2007 est le toucher. Et, pour l'illustrer, « Prière de toucher », l'oeuvre de Marcel Duchamp (1947), s'affiche comme une invite à transgresser l'interdit contemporain, à dépasser la simple contemplation visuelle pour mieux interroger ce qui se donne à voir derrière la perception tactile.
Il n'est pas innocent que le premier à être convoqué soit le chirurgien et que, à travers lui, soient explorées différentes modalités du toucher à l'hôpital. Le corps à corps est consubstantiel à sa pratique. Marie-Christine Pouchelle, chercheur au Cnrs, a, pendant des mois, posé son regard d'ethnologue dans différents hôpitaux privés ou publics. Les chirurgiens appartiennent à la communauté des « toucheurs », explique-t-elle. Dans l'univers particulier de l'hôpital, ils sont les seuls à pouvoir pénétrer dans l'intimité jusque-là inviolée du corps d'autrui. Tâter la région à opérer avant le lavage chirurgical du site opératoire est un geste fréquent, presque réflexe : ainsi, il tente de faire connaissance avec le corps de l'opéré inconscient. «Dans un toucher qui voit loin, pour ainsi dire, le chirurgien éprouve alors la résistance de la peau, la présence de graisse, la disposition des muscles, peut-être l'affleurement d'une tumeur. Il imagine et prévoit son geste. Dessine éventuellement en noir sur la peau le futur trajet du bistouri, en y faisant parfois des hachures pour être sûr de respecter, lors de la fermeture, la morphologie originelle de la région», observe la spécialiste. Comme l'artisan ou l'artiste qui mettent à profit leurs sensations tactiles, «on ne peut pas exclure qu'il puisse aussi parfois avoir au bout des doigts, consciemment ou inconsciemment, une perception intuitive qui va au-delà de la simple évaluation anatomique», poursuit-elle.
Après le lavage du site opératoire à la Betadine, il n'est pas rare de voir encore les chirurgiens tamponner le pourtour à l'aide d'une compresse tenue au bout d'une pince, un geste considéré par les spécialistes de l'hygiène comme dangereux et source de contamination potentielle. Marie-Christine Pouchelle y voit la persistance d'un rite destiné à alléger l'anxiété du praticien, «à transformer le patient en matériau à traiter».
Toucheurs intouchables.
La mise à distance ou la recherche de la bonne distance semble un leitmotiv chez les hospitaliers. Le manque de tactappartient même aux stéréotypes de la profession et «certains praticiens se montrent si directs qu'ils en sont grossiers», note la chercheuse. «C'est que, précise-t-elle, les patients, touchés par la maladie avant de l'être par les professionnels de santé, sont terriblement touchants.» Elle en a fait elle-même l'expérience, alors que, revêtue d'une blouse de médecin, elle a eu à traverser une salle d'attente : «Leur regard était pour ainsi dire gluant. Surtout ne pas rencontrer leurs yeux. De quoi prendre ses jambes à son cou.»
Ne pas être touché. La culture de la salle de garde, où l'on se touche beaucoup (interdiction de laisser des vides entre convives, obligation pour tout arrivant de toucher l'épaule des présents), est sans doute un moyen d'éviter la contagion – passer du côté des « touchés » (par la maladie) – et de renforcer le sentiment d'appartenance à la communauté des toucheurs. Le déclin du folklore carabin serait dû, selon certains, à la féminisation croissante de la profession (le mot sainte-nitouche n'a pas de masculin, et frôleur, dans son acception maniaque, n'a pas de féminin).
Le toucher tend à structurer l'espace hospitalier, à y établir les lignes de partage entre pur et impur, propre et sale, profane et sacré. Le territoire chirurgical peut être comparé à un espace sacré dans lequel les comportements sont contrôlés : «On n'y touche pas et on n'y bouge pas n'importe comment.» L'opéré peut être contaminant et, même s'il ne l'est pas, tout ce qui a touché son corps est systématiquement jeté dans un sac poubelle spécifique réservé aux déchets infectieux. A l'autre extrémité de la hiérarchie, les agents au contact quotidien des décédés ont longtemps été considérés comme des déchets. Toucheurs, ils sont intouchables (les chirurgiens le sont mais de manière positive) etforment un corps professionnel marginal que beaucoup refusent d'approcher.
La frontière entre les vivants et les morts se veut étanche. Avec l'amélioration des techniques de réanimation et la promotion du don d'organes, elle tend cependant à se déplacer. Le sentiment inavouable (illégitime du point de vue scientifique) que le donneur n'est «pas vraiment mort» persiste chez certains praticiens. L'ethnologue affirme d'ailleurs que, en dépit des rationalisations officielles et des efforts pour améliorer les comportements professionnels, les prélèvements sont souvent perçus «comme une agression majeure, dispersant la dépouille dans des conditions discutables».
Basculer dans l'irréel.
De même, les premières assistances vidéo utilisées lors d'interventions chirurgicales (1980-1990) ont éveillé, chez les chirurgiens, des sentiments ambivalents. La vidéochirurgie a représenté une première étape dans la dissociation «du corps à corps fondateur de la pratique médicale et surtout chirurgicale» (corps à corps avec le malade ; contact physique avec leurs partenaires autour du patient). Qu'en sera-t-il dans une société du lien virtuel «lorsque les nanotechnologies auront développé les pinces “optiques”, tandis que les gants seront devenus “intelligents”», interroge l'ethnologue ? La perte du toucher risque de faire basculer dans l'irréel, comme le savent bien tous ceux qui se touchent (ou se pincent) pour s'assurer qu'ils ne rêvent pas.
Toucher pour voir
«Supposez un homme né aveugle puis devenu maintenant adulte; par le toucher il a appris à distinguer un cube et une sphère du même métal et approximativement de la même taille, de sorte qu'il arrive à dire, quand il sent l'un et l'autre, quel est le cube et quelle est la sphère. Supposez ensuite qu'on place le cube et la sphère sur une table et que l'aveugle soit guéri. Question: est-ce que par la vue, avant de les toucher, il pourra les reconnaître?»
La question ainsi formulée par John Locke (seconde édition de « l'Essai sur l'entendement humain », 1690) et connue sous le nom de « problème de Molyneux », du nom du savant irlandais qui l'avait soumis au philosophe anglais, a agité, pendant trois siècles, savants et philosophes. Berkekey, Leibniz, Voltaire, de La Mettrie, Condillac, Diderot ont tenté d'y répondre. A partir du XVIIIe siècle, cependant, elle prend un tour plus expérimental avec la première opération, en 1728, de la cataracte sur un aveugle-né réalisé, par William Cheselden. Le jeune opéré (14 ans) est incapable de voir immédiatement ce qu'il percevait grâce au toucher. Contrairement à Voltaire, beaucoup, comme Diderot (« Lettres sur les aveugles à l'usage de ceux qui voient », 1749), doutent que la clinique permette de répondre une fois pour toutes à la question. Néanmoins, les opérations de la cataracte se multiplient au cours du XIXe siècle. Psychologues et physiologues collectent en vain des observations sur les aveugles-nés qui ont recouvré la vue. Au XXe siècle, le modèle est abandonné, mais les sciences cognitives n'ont pas abandonné l'idée de résoudre le problème de Molyneux et d'étudier le lien entre le toucher et la vue.
Catherine Halpern, « Faut-il toucher pour voir ? Retour sur le problème de Molyneux », revue « Terrain » n° 49.
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