Qu'est-ce qui peut bien expliquer le retrait incroyablement rapide des talibans ? Les bombardements américains, bien sûr, qui ont affaibli leurs positions sur la ligne de front. Mais, réputés « coriaces » et parfois « invincibles », ils étaient censés donner plus de fil à retordre aux forces de l'Alliance, elles-mêmes battues en 1996 et incapables, par la suite, de reprendre le terrain perdu.
La raison principale de la déroute talibane, ce sont les défections massives de leurs troupes, qui se sont ralliées à l'opposition. Devant chacune des villes à reconquérir, les commandants de l'Alliance ont parlementé avec leurs adversaires et leur ont demandé de faire défection. Le système a fonctionné dans la plupart des cas, parce que l'Afghanistan, qui ne cesse de nous étonner, est ainsi fait : il n'y a pas de différences idéologiques marquées entre les deux camps ; il n'y a pas de cause à défendre chez les talibans musulmans et dans l'Alliance musulmane ; les vraies rivalités sont de nature ethnique, et elles sont elles-mêmes noyées dans des intérêts particuliers, parfois d'ordre financier, parfois liés au partage du pouvoir. Par milliers, des talibans d'hier sont devenus des soldats de l'Alliance et la conversion a été instantanée. A mesure que se diluent les effectifs talibans, ceux de l'Alliance grossissent.
Comme le dit fort bien Donald Rumsfeld, secrétaire d'Etat américain à la Défense, on verra, à la fin du conflit, qu'il aura été l'un des moins sanglants de ces dernières années.
L'histoire de Kunduz
Ne sombrons pas pour autant dans un optimisme excessif. Il y a déjà eu des exécutions sommaires, des pillages (misère des vainqueurs qui s'est jetée sur celle des vaincus : on a volé du sucre et des billets de banque qui, au cours actuel de l'afghani, monnaie locale, ne représentaient que quelques dizaines de dollars). A Kunduz, la tactique de la défection provoquée s'est retournée contre les conquérants. Contactés par l'Alliance, les 5 000 talibans de la ville avaient accepté de se rendre. Quand les chars de l'opposition sont arrivés, ils ont été accueillis par des tirs de roquette. Panique dans les rangs de l'Alliance et retraite précipitée, laquelle n'a pu être stoppée que par un officier qui a menacé de tuer les fuyards. Et Kunduz ne s'est pas rendue.
La guerre éclair conduite avec tant de succès par l'Alliance n'empêche pas les commentaires spécialisés dans la dépression nerveuse : la bataille du Sud sera infiniment plus féroce ; Kandahar est la « vraie » capitale des talibans, qui se battront jusqu'au dernier : le mollah Omar et Oussama Ben Laden sont sains et saufs. On verra bien (l'Alliance affirmait dès mercredi que Kandahar était prise). Les forces de l'Alliance pourraient nous surprendre encore et il vaut mieux se préparer aux conséquences politiques de l'effondrement définitif des talibans.
L'opposition victorieuse commence à donner des gages : elle promet des élections (dans deux ans), elle a rendu leur liberté aux Kaboulis qui se font raser la barbe, peuvent regarder la télévision, et dont les femmes découvrent enfin leurs visages et sont autorisées à travailler. Ne boudons pas notre satisfaction. Un régime inique régnait à Kaboul, il a été détruit et cela devrait suffire à renvoyer les oiseaux de malheur qui n'ont cessé de sévir dans les colonnes de la presse française à leur masochisme impénitent.
Nous avons quand même eu droit, jusqu'à ces derniers jours, à leurs jugements totalement déconnectés de la réalité. Entre le philosophe Jean Baudrillard qui a publié un article de deux pages entières dans « le Monde » pour dire, dans un langage ésotérique tout le mal qu'il pense des Américains, et l'écrivain indienne Arundathi Roy qui estime que les Américains, le 11 septembre, n'ont eu que ce qu'ils méritaient (contre-vérité banale, étrangement inattendue sous la plume d'une romancière qu'on pouvait croire plutôt inspirée par les libertés), entre le manifeste des 113 intellectuels français hostiles à l'intervention américaine et des points de vue anti-américains parus dans « le Figaro » après la chute de Kaboul, les pauvres Afghanes, considérées par les talibans comme cette moitié de l'humanité qui fait honte à l'autre, devraient se faire du souci. Heureusement, elles n'ont pas le loisir de lire notre presse, où l'effort d'analyse est poussé jusqu'à son point d'imbécilité.
Des Afghans bien versatiles
Quant aux Américains, qui finiraient par nous faire pitié tellement ils sont harcelés après avoir si longtemps agacé les Français, les Européens et encore beaucoup de peuples, on trouvera sans nul doute beaucoup d'arguments pour les bombarder de critiques. Si on voulait bien les considérer comme des êtres humains pas plus futés que d'autres, on comprendrait peut-être que les erreurs qu'ils commettent auraient pu être commises par n'importe qui. Cet ancien gouverneur du Texas qui, ayant dépassé la cinquantaine, n'avait fait, avant d'être élu président, que deux voyages à l'étranger, doit être quelque peu déconcerté par la versatilité des Afghans. Non seulement il est en train d'apprendre qu'un taliban peut devenir en un clin d'il un soldat de l'Alliance du Nord, non seulement il doit faire la différence entre un Pachtoune et un Azari, entre un Tadjik et un Ouzbek (il n'aura pas lu « les Lettres persanes »), mais il apprend aujourd'hui que, en Afghanistan, on n'est pas un traître si on change de camp et que l'islam, loin de constituer un facteur d'unité, recouvre une centaine de nuances qui suffisent à déclencher des guerres et à faire couler beaucoup de sang.
Et le voilà, George W. Bush, qui doit admettre que les commandants de l'Alliance n'ont pas obéi à ses ordres, malgré l'aide décisive qu'il leur a apportée. Ils lui ont juré qu'ils n'entreraient pas dans Kaboul, mais ils y sont entrés quand même. M. Bush, partagé entre la satisfaction et l'irritation, devient fataliste : il est tout de même extrêmement difficile de contrôler les tribus d'Afghanistan.
De même qu'il était difficile de prévoir, quand l'anarchie régnait à Kaboul au lendemain de la défaite des Soviétiques, que les talibans, après avoir remis un peu d'ordre dans un chaos indescriptible, deviendraient les plus fanatiques des ennemis de l'Amérique et de la CIA qui les avaient aidés. De même qu'il n'était pas prévu que le soutien apporté autrefois à Ben Laden se traduirait un jour par des attaques sans précédent contre les Etats-Unis. De même que, trois ans avant leur intervention militaire, les Américains n'avaient cessé de négocier avec les talibans pour qu'il leur remette Ben Laden (preuve en tout cas qu'ils n'avaient aucune envie d'intervenir dans la région) Ils se sont trompés ? Bien sûr. Mais qui ne se serait pas trompé à leur place, qui, il y a cinq ans, encensait le commandant Massoud alors qu'il participait à une guerre tribale dévastatrice, qui a jamais pu dire ce qu'il fallait faire en Afghanistan, qui a imaginé que, après la destruction de deux ambassades américaines en Afrique, après l'attaque contre le « USS Cole » à Aden, Ben Laden se livrerait à cet assaut effroyablement efficace contre New York et Washington ? Qui ?
Qui, de M. Baudrillard à Mme Roy, peut nous faire croire que la « violence » américaine, que le « terrorisme » américain aient jamais été dirigés contre le monde arabe ou musulman ? Qui peut soutenir de façon convaincante que la misère du tiers-monde est de la seule responsabilité américaine et que, dans l'état où se trouvent les sociétés arabes, leurs dirigeants n'ont pas la plus grande part ?
Qui, surtout, savait, il y a encore quelques semaines, distinguer un Pachtoune d'un Azara, en dehors des chercheurs et des spécialistes ? Qui avait compris qu'on ne peut pas demander à un taliban de se rendre, mais qu'on peut l'acheter, ou tout au moins le louer ? Et que, s'il ne craint pas de mourir, il ne reste pas sourd aux sirènes de la trahison ? Qui avait compris que, en Afghanistan, la sauvagerie côtoie le marchandage, que le crime se mélange à la négociation, que la ligne de démarcation entre la vie et la mort n'existe pas ?
Erreurs des Américains ? D'accord. Que celui qui n'a jamais péché...
Pause exceptionnelle de votre newsletter
En cuisine avec le Dr Dominique Dupagne
[VIDÉO] Recette d'été : la chakchouka
Florie Sullerot, présidente de l’Isnar-IMG : « Il y a encore beaucoup de zones de flou dans cette maquette de médecine générale »
Covid : un autre virus et la génétique pourraient expliquer des différences immunitaires, selon une étude publiée dans Nature