FRANCOIS DAGOGNET, médecin et philosophe, dénonce, à son sujet, l'injustice ou l'incomplétude d'une certaine histoire de la biologie du XIXe siècle où dominent les figures de Claude Bernard et de Pasteur. « Non seulement, il mérite de prendre place à côté d'eux, mais ses propres découvertes ont davantage contribué à l'évolution de la culture, de la société, voire de la science... que celle de ses pairs », insiste le philosophe, qui va même jusqu'à affirmer que « le XXe siècle mérite d'être tenu pour mareysien ».
Le nom d'Etienne-Jules Marey est en effet associé à l'invention du cinéma. La première projection payante du 28 décembre 1895 au Grand Café, à Paris, qui signe le début du 7e Art, a certes été organisée par les frères Lumière. Mais c'est sans doute à Marey que l'on doit d'avoir jeté les bases scientifiques de la technique.
Ayant eu connaissance des travaux du photographe Muybridge dans les années 1870, Marey met au point une série de dispositifs qui lui permettent de mieux étudier le mouvement. En 1882, il remplace le barillet d'un fusil par une plaque photographique circulaire et invente le fusil photographique. Avec cet ancêtre de la caméra qui enregistre douze images par seconde, il filme les premiers vols d'oiseaux. La même année, il crée le chronophotographe à plaque fixe, sur laquelle s'inscrivent côte à côte les images décomposées d'un mouvement. Le brevet pour un chronophotographe à pellicule mobile est déposé en 1890. Marey propose ses premiers films à la projection en 1893, mais n'ira pas jusqu'à perforer la pellicule pour obtenir un entraînement régulier, ce qui aurait permis d'appliquer le chronomatographe à la projection de vues animées.
Il l'avait pourtant pressenti, comme le montre sa communication à l'Académie des sciences en mai 1892 : « Il est possible de donner à l'œil la sensation du mouvement véritable en projetant successivement ces images (de la chronomatographie) sur un écran au moyen d'un appareil que j'aurai l'honneur de présenter à l'Académie dans une prochaine séance. »
L'obsession du mouvement.
Cet épisode de la vie de Marey est caractéristique de son obsession à décrire le mouvement dans toutes ses formes, mais seulement à des fins scientifiques.
Sa vie commence à Beaune le 5 mars 1830. Fils unique de Claude-Charles Marey, commis voyageur de la maison de vin Bouchard, et de Marie-Joséphine Bernard, fille d'un professeur du collège de Beaune, il fait de brillantes études secondaires. Sa mère souhaite le voir entrer dans la prêtrise, tandis que son père l'imagine en médecin du célèbre Hôtel-Dieu de Beaune. Lui rêve de suivre les traces de Gaspard Monge (1746-1818), Beaunois comme lui et fondateur de l'Ecole polytechnique. Il veut être ingénieur et se lance même dans la construction de son premier « polichinelle-automate ». Mais à 19 ans, ses deux baccalauréats en poche (littéraire, puis mathématiques), il se rallie au conseil de son père. Son ascension est alors fulgurante. Reçu premier à l'internat des Hôpitaux de Paris à 24 ans, il pratique la clinique à l'hôpital Cochin avec des maîtres comme Flourens ou Velpeau. Cinq ans plus tard, sa thèse « Recherches sur la circulation du sang à l'état sain et dans les malades » l'oriente vers la recherche en physiologie. Il y affirme sa foi mécaniste et antivitaliste et pose les fondements de son travail de recherche. Contrairement à Claude Bernard, Marey rejette la vivisection, qui ne permet pas de saisir le jeu normal de la vie. Selon lui, une telle expérimentation commence par dérégler ou détruire ce que l'on prétend analyser. Mais il se méfie des sens, trop limités et trompeurs. Même à les prolonger comme le fait le stéthoscope de Laennec, on s'expose à ne recueillir que des signaux douteux et non reproductibles. « Si quelque médecin doué d'un tact subtil et d'une grande patience arrive, à force d'observations à reconnaître dans le pouls des malades certains caractères importants, comment va t-il exprimer à ses élèves ce qu'il perçoit lui-même ? Trouvera-t-il chez eux un tact naturellement assez délicat pour percevoir tout de suite des sensations qu'il n'est arrivé lui-même à distinguer qu'après de longs efforts ? », écrit-il.
Pour obtenir des observations fiables, quantitatives et reproductibles, il vaut mieux recourir à l'enregistrement des phénomènes physiologiques perceptibles par leur mouvement, en créant ou perfectionnant les appareils les plus adaptés (méthode graphique).
Sa nomination au Collège de France, en 1869, comme suppléant de Flourens à la chaire d'histoire naturelle des corps organisés, lui donne l'occasion de renouer avec sa vocation première. Il sera, comme il se décrit lui-même, un « bibeloteur », un « ingénieur de la médecine ». Sa collaboration avec le vétérinaire et physiologiste Jean-Baptiste Chauveau, grâce à l'étude du muscle cardiaque et du système artériel du cheval, aboutit à l'amélioration du sphygmographe du physiologiste allemand Vierord. Il peut alors enregistrer le pouls et décrire quelques troubles du rythme, comme le pouls dicrote. Dès lors Marey sera à l'écoute de toutes les innovations de son temps quel que soit le domaine, pourvu qu'elles lui permettent de décrire, de quantifier le mouvement. Au sphygmographe succéderont beaucoup d'autres appareils, cardiographe, pneumographe, myographe, polygraphe, cathéter intracardiaque (chez le cheval)...
La station physiologique.
En 1881, il se sent à l'étroit au Collège de France, il réclame, pour la science, d'autres lieux que les laboratoires, « locaux tristes, pauvres et malsains ou des chercheurs se condamnent à vivre dans le seul espoir de découvrir les propriétés des tissus et les fonctions des organes ». Soutenu par Jules Ferry, ministre de l'Instruction publique, il obtient le terrain sur lequel il peut édifier sa « station physiologique », qui devient une annexe du Collège de France. Situé dans le bois de Boulogne, à l'endroit de l'actuel stade Roland-Garros, la station sera désormais le cadre d'un nouveau domaine d'exploration : le mouvement, non plus interne des organes, mais tel qu'il se donne à voir dans la course du cheval, le vol des oiseaux, la marche, le saut ou les gestes de l'homme mais aussi la nage des poissons ou encore la progression des méduses et le déplacement des mouches.
C'est donc pour mener à bien ses observations qu'il met au point le chronophotographe ou encore la méthode qui permet de ralentir l'image. Ses travaux sur le vol des oiseaux (pigeon, goéland) le conduisent à s'intéresser à l'aérodynamique et l'inscrivent dans la grande aventure de la conquête spatiale. Les autorités le sollicitent également pour des programmes relatifs à l'enseignement de la gymnastique ou pour son expertise dans le domaine de l'économie des forces musculaires (réforme des armées et entraînement des soldats, meilleure rentabilité du travail des ouvriers).
Lorsqu'il meurt le 15 mai 1904 après une longue maladie, ses casquettes sont multiples. Il est membre de l'Académie de médecine depuis 1872, élu à l'Académie des sciences à la mort de Claude Bernard en 1878, tandis qu'il préside la Société de navigation aérienne (1884), et la Société française de photographie (1894).
D'autres manifestations
- Du 19 octobre au 16 janvier, l'exposition, « Mouvements de l'air, Etienne-Jules Marey photographe des fluides », organisée par la Cinémathèque française et le musée D'Orsay, présente les « machines à fumer » utilisées par Marey, pour étudier les mouvements de l'air et leur empreinte par la photographie. Cette expérience, l'une des dernières réalisées par le physiologiste, aide à mieux comprendre sa démarche scientifique. Organisée dans le cadre du Mois de la photo à Paris, l'exposition se tient à la galerie permanente de photographie du musée d'Orsay. Un colloque sur le film scientifique se tiendra à l'auditorium les 19 et 20 novembre.
- A Beaune, grâce à l'association des amis de Marey présidée par le Dr Georges Chevaillier, le musée Marey va rouvrir ses portes dans de nouveaux locaux rénovés. Il bénéficiera des 2 500 objets appartenant à Marey offerts par le Collège de France.
Un colloque pour la science du mouvement
Dans le cadre des célébrations du centenaire de la mort de Marey, le Collège de France organise un colloque sur « Marey et la physiologie du mouvement », sous la direction du Pr Alain Berthoz, titulaire de la chaire de physiologie de la perception et de l'action.
« Ce colloque est destiné à retrouver le destin de Marey le physiologiste, car jusqu'ici on a beaucoup insisté sur l'aspect esthétique de son œuvre ou sur son rôle dans l'invention du cinéma. Avec Bernstein en Russie, il est l'un des précurseurs des méthodes modernes de quantification du mouvement et est à l'origine de la physiologie intégrative moderne », explique au « Quotidien » le Pr Berthoz. Il s'agit non seulement de rendre hommage à l'homme de science mais de montrer qu'aujourd'hui ce domaine de la physiologie est extrêmement fécond, avec des prolongements importants des domaines aussi variés que la santé, l'anthropologie, les technologies de l'information et de l'animation, l'industrie, le travail, le sport, les arts du spectacle et L'un des enjeux actuels est de relier la cinématique avec les mécanismes neuronaux qui sous-tendent les systèmes sensori-moteurs. En effet, « Marey n'a pas été jusqu'à poser les bases neurales du mouvement ». Aujourd'hui, « les techniques modernes de mesure du mouvement permettent aux neurologues non seulement de décrire les pathologies du mouvement comme dans la maladie de Parkinson ou les troubles moteurs de l'enfant par exemple mais aussi de guider et de mettre au point des programmes de réhabilitation ».
Pendant deux jours (18 et 19 octobre), des chercheurs travaillant aux frontières de différentes disciplines évoqueront ces nouveaux aspects de la discipline ouverte par Marey. « C'est un colloque militant qui appelle à la mise en place en France d'un programme de recherche et d'enseignement national sur les sciences du mouvement, discipline qui existe déjà au Canada, en Allemagne, aux Etats-Unis et en Hollande », conclut le Pr Berthoz.
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