Extractions de détenus vers l'hôpital

Trop de sécurité entrave la déontologie

Publié le 16/09/2007
Article réservé aux abonnés
1276168374F_Img280468.jpg

1276168374F_Img280468.jpg

DE MANIÈRE RÉCURRENTE, les extractions de détenus vers des centres hospitaliers donnent lieu à des coups de canif dans le contrat médecin-malade. Il existe pourtant des pare-feu. Le 12 septembre, la Commission nationale de déontologie de la sécurité (Cnds) s'est rendue au centre de détention de Liancourt, dans l'Oise, afin d'enquêter sur des prisonniers qui seraient restés menottés durant des examens. Saisie par la sénatrice parisienne Nicole Borvo, elle-même alertée par l'Observatoire international des prisons (OIP), la Cnds (voir encadré) s'est intéressée ainsi à un homme de 83 ans atteint d'une maladie grave, extrait deux fois par mois pour être conduit à l'hôpital de Creil, menotté et entravé lors des trajets ainsi que pendant l'activité médicale. Un autre détenu aurait subi, dans des conditions similaires, une consultation ophtalmologique, à laquelle assistait l'escorte pénitentiaire. «Ces deux cas me conduisent à m'interroger sur l'aspect éventuellement systématique, ou très fréquent, de l'utilisation des menottes et des entraves et sur la présence des personnelsde surveillance dans les lieux de soins», écrit, dans son courrier de saisine, la parlementaire communiste, qui attire l'attention de la Commission sur des événements comparables à Poissy, dans les Yvelines, et à Fresnes, dans le Val-de-Marne.

Une circulaire sur la sécurité aux applications variables.

La Cnds, qui avait relevé récemment à Liancourt cinq cas de mitards abusifs, de brimades et de violences contre des personnes incarcérées, entraînant le déplacement d'office, en mars 2007, du directeur et de son adjoint, rendra son avis dans plusieurs semaines. Parallèlement, la circulaire du 18 novembre 2004 «relative à l'organisation des escortes des détenus faisant l'objet d'une consultation médicale» a été attaquée, également le 12 septembre, devant le Conseil d'Etat, pour «traitement inhumain et dégradant». Un condamné du centre de détention de Laon, dans l'Aisne, en demande l'annulation depuis le 29 décembre 2004. Selon son conseil, Me Patrice Spinosi, l'administration pénitentiaire «a fait un usage systématique» du texte «dans son régime le plus dur» (voir encadré). L'avocat cite en exemple les consultations médicale de Poissy en 2005, «dont 246 sur 286 (85%) se sont déroulées en présence d'une escorte et avec des menottes». Un tel usage apparaît «contraire» à «l'article3 de la Convention européenne des droits de l'homme sur les traitements inhumains et dégradants», soutient-il. Pour sa part, le commissaire du gouvernement, chargé de dire le droit devant la haute juridiction administrative, requiert le rejet de la requête en annulation, conformément à une précédente décision du 30 mars 2005, selon laquelle la mise en oeuvre «de la circulaire devait être proportionnée à la dangerosité». «Il ne saurait (lui) être reproché une application incorrecte par ses destinataires», fait valoir le magistrat. La cour rendra son arrêt d'ici à la fin de l'année.

A sa parution, la circulaire du 18 novembre 2004 avait suscité une très vive réaction de l'OIP, qui avait lancé en février 2005 un « Manifeste menottes et entraves », signé par l'abbé Pierre. «Du coup, elle n'est pratiquement pas mise en application», commente le Dr Pierre-Yves Robert, vice-président de l'Association des professionnels de santé exerçant en prison. «Il faut comprendre qu'un patient enchaîné, les mains dans le dos, dans un fourgon en route pour l'hôpital, tombe dans le premier virage. Sans compter que nombre de médecins refusent d'examiner des personnes menottées ou entravées, ce qui est largement compréhensible, dit-il . Certes, il y a des confrères qui ne sont pas contre, de même que des détenus. Une prisonnière a demandé à être entravée pour son accouchement à l'hôpital!» «Maintenant, conclut le médecin, qui est responsable de l'unité de consultations et de soins ambulatoires (Ucsa) de la maison d'arrêt de Nantes, il ne se passe pas une réunion mensuelle entre représentants des services médico-psychologiques régionaux, des Ucsa et de l'administration pénitentiaire, où nous ne parlions de problèmes d'extraction d'un détenu vers l'hôpital.»

« Le maillon faible, c'est le médical ».

«La majorité des incidents se produisent au cours des extractions. Le maillon faible c'est le médical», dit au « Quotidien » le Dr François Moreau, vice-président du Syndicat des médecins exerçant en prison. « Cela explique la tension des personnels pénitentiaires en charge des escortes. Dès le départ, l'applicabilité de la circulaire a interpellé les instances ordinales tout comme l'administration pénitentiaire (AP) , qui en était l'auteur», se rappelle le généraliste, en charge des maisons d'arrêt de femmes de Versailles et d'hommes à Bois-d'Arcy, dans les Yvelines. Lorsqu'il a rencontré personnellement le directeur de l'AP et les responsables ordinaux nationaux, «l'inquiétude était palpable». L'Ordre, tout en ne demandant pas à la suppression du texte, contrairement à l'OIP, ne manque pas de mettre l'accent sur les difficultés à appliquer le dispositif de sécurité à trois niveaux sans perturber la dispensation des soins. Un autre point sensible est relevé par l'Ordre : le chef d'escorte – l'un des trois surveillants pénitentiaires en général présents – est le seul à pouvoir décider, après en avoir référé à son directeur, si le détenu sera menotté et si son équipe restera à ses côtés lors de l'acte médical. Il lui appartient, en conséquence, de faire respecter la confidentialité du colloque singulier. Dans l'esprit ordinal, ces garanties, quant à l'indépendance du médecin, «ne doivent pas rester une clause de style». «Dans la pratique, on observe une grande disparité des modalités d'application d'une prison à l'autre.» Pour Bois-d'Arcy, Versailles et Nantes, on a coutume de reconnaître que «ça se passe plutôt bien».

L'absence de gêne à la réalisation technique des soins et la confidentialité «ne sont pas négociables, martèle le Dr François Moreau, sauf si le patient accepte la présence d'une escorte».

Le Pr Patrick Chariot, membre de la Cnds, est sur la même longueur d'onde lorsqu'il déclare au « Quotidien » que «le menottage pendant les examens ou le fait d'entraver les membres sonttotalement opposés à la déontologie de la sécurité, au même titre que le personnel de surveillance. Le 10septembre, nous avons eu à examiner le cas d'un détenu qui avait une telle surcharge pondérale, entraînant un tel handicap, que si on l'avait maintenu avec deux doigts il n'aurait pas pu partir; pourtant, il était entravé aux quatre membres. L'idée que nous essayons de transmettre à la tutelle, en l'occurrence la justice, c'est que les consignes de sécurité maximales doivent être adaptées à la situation précise de la personne soumise à la privation de liberté», précise Patrick Chariot, qui est professeur de médecine légale et responsable des urgences médico-judiciaires de l'hôpital Jean-Verdier de Bondy, dans la Seine-Saint-Denis.

La circulaire du 18 novembre 2004

Une autorité indépendante

La Cnds, Commission nationale de déontologie de la sécurité (loi du 6 juin 2000), est une autorité administrative indépendante. Elle veille au respect de la déontologie par les personnes exerçant des activités de sécurité. Composée de quatorze membres, nommés pour six ans, dont deux députés, deux sénateurs et un conseiller d'état, elle est présidée par Philippe Léger, magistrat, et compte en son sein un médecin confronté de manière régulière aux situations de privation de liberté. Il s'agit, actuellement, du Pr Patrick Chariot, en poste depuis janvier 2007.

La commission se réunit tous les mois à son siège parisien pour examiner les dérives qui lui sont signalées, et elle est conduite à se déplacer en prison pour recueillir les témoignages de plaignants détenus. Une fois par an, elle rédige un rapport qu'elle remet au chef de l'Etat et au Parlement.

> PHILIPPE ROY

Source : lequotidiendumedecin.fr: 8216