La seule question pertinente qui se pose au sujet du livre d'Olivier Schramek (« Matignon Rive gauche, 1997-2001 », le Seuil) concerne la disponibilité d'un grand commis de l'Etat qui, en dépit de tâches harassantes, a eu le temps de rédiger ce pamphlet de 190 pages.
Le reste n'est que politique. Ce qui ne veut pas dire que l'événement est négligeable. Il n'est pas en effet courant qu'un directeur de cabinet du Premier ministre publie un ouvrage politique avant d'avoir cessé ses fonctions. La démarche de M. Schramek ne traduit nullement le désir d'un homme de consigner par écrit quelques fortes pensées nées dans son riche cerveau pour qu'il adresse un message philosophique à ses lecteurs ; elle ne correspond pas au besoin de défoulement né de quelque traumatisme psychologique ou d'une dépression causée par des charges excessives : elle n'a pas été conçue comme un complément de salaire ; elle n'est pas, même si l'ouvrage est bien écrit, l'expression d'un talent littéraire trop longtemps contenu.
Elle est, en vérité, éminemment politique et il est normal qu'elle ait été accueillie en tant que telle par l'opposition. Nous ne croyons pas que Lionel Jospin ait été simplement informé par son collaborateur de la parution du livre ; nous pensons que le chef du gouvernement a demandé à son plus proche collaborateur de l'écrire à sa place pour conjurer un danger auquel l'expose la campagne électorale de Jacques Chirac.
Le sens de la manuvre
Si la droite a trouvé l'ouvrage exécrable, c'est parce qu'il est partisan ; si Georges Sarre (MDC) le condamne, c'est parce que M. Schramek égratigne aussi Jean-Pierre Chevènement, l'homme qui a quitté le gouvernement à cause de la politique corse de M. Jospin, ce qui, de toute évidence, n'a pas plu au Premier ministre, lequel attend plus de loyauté des ministres de la gauche plurielle au moment précis où les composantes de ce fragile patchwork tentent de marquer leur différence ; si la gauche ne bronche pas, c'est parce qu'elle a fort bien compris le sens de la manuvre.
Depuis au moins deux ans, M. Jospin ne cache pas l'irritation que lui inspire le comportement de M. Chirac. Sa rigueur personnelle est mise à l'épreuve par des méthodes qu'il ne juge ni courtoises ni fair play. A plusieurs reprises, le Premier ministre a dû se contenter d'exposer l'amertume ou la colère que lui inspirent des initiatives du chef de l'Etat ; par exemple quand Jacques Chirac a demandé l'interdiction immédiate et définitive des farines animales, mesure que le gouvernement avait prévue mais qu'il comptait appliquer discrètement pour ne pas nuire davantage au marché de la viande.
M. Jospin a alors vu dans la conduite de M. Chirac le désir de s'imposer comme le protecteur de la santé des Français, quitte à porter un coup à l'économie, et uniquement pour en retirer un bénéfice électoral. Et sans doute n'avait-il pas tort. Mais comme il ne sait pas toujours se contenir, il s'est querellé avec M. Chirac publiquement et, pire, devant le chancelier allemand Gerhard Schröder, qui n'en avait cure.
Un lourd contentieux
Les incidents n'ont cessé de jalonner la cohabitation. M. Jospin perçoit clairement que, à la suite des attentats du 11 septembre, M. Chirac a pris un avantage électoral. Dans son livre, qu'il a certainement commencé à rédiger avant le 11 septembre, M. Schramek cite l'épisode du caillassage de M. Jospin par des étudiants palestiniens, à la suite duquel le Premier ministre a estimé que le soutien du président lui avait manqué.
En d'autres termes, il y a un lourd contentieux entre les deux hommes et Lionel Jospin ne veut pas, ou a admis qu'il ne savait pas, se battre sur le terrain choisi par le chef de l'Etat : l'usage de tout événement national ou international à des fins électorales. Comme la cote de popularité de M. Chirac a commencé à remonter au début de l'été dernier, il est probable qu'il a conçu le livre de M. Schramek comme un contre-feu.
Certes, « Matignon Rive Gauche » dépeint le chef de l'Etat sous des traits qui ne le flattent guère ; c'est simplement un coup de pied de l'âne, qui rejoint les propos attribués naguère à M. Jospin : « J'en ai marre d'entendre dire que Chirac est sympathique ; il n'est pas sympathique du tout. »
Le cauchemar de Jospin
Mais le fond du livre est beaucoup plus sérieux, et contient un message très important du point de vue politique. Car c'est moins M. Chirac que M. Schramek agresse que la cohabitation, à laquelle il ne trouve aucun avantage. Mais alors, quel besoin MM. Jospin et Schramek avaient-ils de la condamner à quelques mois des élections ? C'est très clair : ils craignent que les Français qui, eux, la jugent parfaite n'en reprennent pour cinq ans. En d'autres termes, qu'ils réélisent M. Chirac puis qu'ils lui donnent une majorité de gauche, ce qui le contraindrait à appeler Lionel Jospin pour former le gouvernement.
Pour le Premier ministre, c'est un cauchemar. Le message de M. Schramek est dirigé vers les électeurs. Il tente de leur démontrer que la cohabitation est indigne de la société française et que, s'ils veulent une majorité parlementaire de gauche, il leur faut aussi un président socialiste. C'est moins pour régler ses comptes avec le président que M. Jospin a sans doute voulu la parution du livre que pour adresser un avertissement aux Français : le nirvana de la cohabitation est une illusion qu'ils entretiennent depuis longtemps, qui a peut-être convenu à Mitterrand puis à Chirac, mais qui ne convient pas au clairvoyant Lionel Jospin.
Si l'auteur est M. Schramek, l'homme le plus loyal, le plus dévoué, le confident, et en même temps le stratège de la campagne de M. Jospin, c'est seulement parce que le tollé eût été encore plus grand dans l'hypothèse où le chef du gouvernement aurait signé le livre. Mais il n'est pas juste de dire, comme le fait l'opposition, que le « haut fonctionnaire » Schramek est tenu au devoir de réserve. M. Schramek n'a de comptes à rendre qu'à M. Jospin, il occupe un poste d'importance capitale (plus grande que la position de ministre) et s'il doit remplir un devoir, c'est celui de servir le maître dont il est devenu, soudainement et à la surprise générale, la voix. Tout au plus peut-on lui rappeler que cette cohabitation dont il dit tant de mal, il lui appartient de la servir pendant encore quelques mois et que, pour cette tâche, il s'est brusquement disqualifié. On le voit mal poursuivre avec Dominique de Villepin une complicité propice à l'organisation du protocole entre les deux têtes de l'exécutif.
Comme d'habitude, l'opposition n'a pas choisi le bon ring pour faire le coup de poing. Il ne s'agit pas d'obtenir la démission de M. Schramek qui, politiquement, ne servirait à rien. Il s'agit de mesurer le gain électoral que M. Jospin peut avoir obtenu avec la publication de l'ouvrage qui sera lu par beaucoup de Français, soyons-en assurés.
Du silence au pavé dans la mare
Si « Matignon Rive Gauche » a un tel impact, notamment grâce à la mise en scène que « le Monde » lui a assurée, c'est d'abord parce que le passage personnel de M. Schramek du silence le plus absolu au plus bruyant des pavés dans la mare stupéfie la classe politique, dont la colère parvient mal à cacher l'ahurissement ; c'est ensuite parce qu'il va peut-être permettre à M. Jospin de regagner une partie du terrain perdu dans la course électorale.
Au lendemain du 11 septembre, la droite a littéralement commencé à se partager les postes de pouvoir. Elle se voyait déjà comme la nouvelle majorité. Patatras ! Olivier Schramek publie son brûlot et l'avenir paraît un peu moins rose.
Un livre peut-il défaire la popularité d'un homme qui a su si bien résister aux revers politiques et aux démêlés judiciaires ? Il est vrai que la manipulation des médias, les coups de Jarnac, les affaires téléguidées ou non, toute cette militarisation de la politique qui l'a transformée en guérilla permanente ne grandissent guère la cohabitation. Et, de ce point de vue, M. Schramek dit au moins la vérité. Mais les électeurs, en dernier ressort, restent maîtres du jeu.
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