– « Est-ce que je peux vous montrer ma cicatrice ? »
Je retiens la formulation.
« Est-ce que je peux », c'est totalement différent d'un « voulez-vous voir », car je n'ai pas le regard voyeur ; je ne veux pas voir.
Elle veut montrer, me montrer.
– « En quoi est-ce important pour vous que je vois ? »
– « Parce que j'ai toujours eu confiance en vous », me répond-elle. Voix sourde et lente de cette femme maintenant âgée.
Peu de modulation. Mots convaincants. Ça m'est largement suffisant.
– « Alors, montrez-moi. »
Elle soulève chandail et chemisier. Elle n'a pas de soutien-gorge aujourd'hui. La balafre est là, du sternum à l'aisselle, 17 cm environ, longue et blanche encore un peu croûteuse, un aplat supprimant le mamelon.
Elle n'a pas lancé un « vous avez vu ce qu'ils m'ont fait ! » accusateur, exhibant son manque, son amputation du sein gauche imposée par le pouvoir médical.
Non, son « est-ce que je peux vous montrer » demande l'autorisation, fait preuve de bienveillance et de précaution même à mon égard.
– « La cicatrice est belle, c'est propre. Aucune inflammation, pas de lymphœdème. » Mon ton trop affirmé m'a déplu.
Elle se limite à :
– « Je vous remercie. »
Les psychiatres regardent mais ne touchent plus les corps. Nous observons les visages, leurs expressions, retenons une mimique, scrutons un regard. Attentifs à une tenue vestimentaire, une démarche, la rapidité d'un geste. Nous examinons les intonations de voix, décortiquons les mots.
J'ai touché ces corps à l'hôpital pendant mon internat.
Oui, j'ai ausculté les bruits d'un cœur et ses claquements, j'ai percuté une cage thoracique, perçu des sibilants, j'ai plissé la peau d'un déshydraté, pincé le comateux à la recherche d'un réflexe en espérant, j'ai palpé la souplesse d'un abdomen, mis ma main dans des fosses lombaires, apprécié la rondeur d'une prostate, évacué un fécalome, disséqué le membre supérieur de celui qui a donné son corps à la science, ouvert le thorax d'un cadavre pour y retirer un pacemaker, me demandant ce jour-là s'il ne s'agissait pas d'une mauvaise blague de carabin.
Psychiatre libéral, je ne touche plus les corps.
J'ai reçu en fin de consultation le conjoint de ma patiente. Il l'accompagne chaque fois. Je suppose qu'il attend ce moment où, entrouvrant la porte, je lui demande de se joindre à nous comme le souhaite son épouse.
Inquiet, il me dit craindre pour elle une rechute dépressive grave suite à l'annonce du cancer.
Ensemble, ils traversent l'épreuve.
Il est toujours présent et irrité. Il est comme ça. J'ai beau lui expliquer que ça n'est pas que le déprimé ne veut pas, c'est qu'il ne peut pas… faire les choses. Alors il fait pour elle. Il aide à la toilette, il talque la peau irritée et l'ex-sein vers l'aisselle. Il voit, il touche ce corps mutilé. Il sait faire ce que d'autres n'osent pas, n'osent plus.
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