D E 1954 à 1962, la France écrit une des pages les plus sanglantes de son histoire. L'insurrection décidée par le FLN déclenche la répression militaire française, à laquelle les combattants algériens ripostent par des attentats à la bombe dans les grandes villes. L'armée française finit par gagner la « bataille d'Alger », non sans que certains de ses éléments aient pratiqué la torture.
« C'est efficace, la torture, la majorité des gens craquent et parlent », avoue au « Monde » (3 mai) Paul Aussaresses, chef d'un « escadron de la mort ». Homme clé de l'ombre de la bataille d'Alger en 1957, à la demande de Massu, l'agent secret, militaire de carrière, aujourd'hui âgé de 83 ans, est sans remords dans un brûlot intitulé « Services spéciaux, Algérie 1995-19957 » (Editions Perrin)*. « Les méthodes que j'ai employées, écrit-il, étaient toujours les mêmes : coups, électricité, eau. » Sa seule déception, c'est « la première fois » : « Le type est mort sans rien dire. » Ou encore : « J'allai voir le Dr P., un chirurgien (...) Je savais qu'il était de toute confiance. Je dus lui expliquer que nous étions à la recherche de cyanure pour permettre à un haut dignitaire du FLN de suicider (Larbi Ben M'Hidi, en fait, « suicidé » par pendaison sur ordre et en présence d'Aussaresses). Il griffonna aussitôt un nom et une adresse sur un bristol. »
Quelle repentance ?
« Cinquante ans après, qui ça peut étonner ?, interroge Bernard Kouchner. Ça étonne les gens qui feignaient de ne pas le savoir, qui avaient attendu les aveux (...) Qui se repentirait ? A qui on va demander de se repentir ?» Pour lui, « on peut faire la guerre, et parfois il y a des guerres nécessaires, mais pas avec ces moyens ignobles ». En revanche, estime le ministre délégué à la Santé, « repentance ou pas, il faut savoir ce que nous avons fait en Algérie ». Justement, le Dr Albert Campo-Paysaa, chirurgien appelé du contingent en 1960, pour dix-huit mois, n'entend pas se taire. Lui, qui a « sauvé des fellaghas », se rappelle encore son « camarade à qui on a emprunté l'ambulance pour torturer dans le bled. Inutile de dire son nom, il désertera peu après. Oui, tous les militaires de haut rang couvraient la torture et ils n'étaient, bien sûr, l'objet d'aucune représaille. Quant aux lieutenants ou aspirants en poste dans la campagne, à qui on confiait la charge d'une section ou d'une demi-compagnie, composée d'une douzaine d'hommes qui ne savaient même pas tenir un fusil, ils étaient bien obligés de passer par les renseignements pour la protection d'un douar ou afin de prévenir une action de commando. Eux, toutefois, étaient exposés. J'ai eu des échos de telles pratiques ».
Pacification
« Pour nous, qui avons vécu cette période, poursuit le chirurgien assistant des hôpitaux de Lyon à la retraite, le terme d'" événements" , pour qualifier huit années de guerre nous fait grimacer. Quant à celui qui vient de se dévoiler (Aussaresses) , en quelque sorte, il aurait mieux valu qu'il se taise. Pour quelle raison a-t-il pris la plume ? Je déplore, en outre, l'attitude du président de la République, qui a fait l'Algérie. Nous sommes du même âge. Comment pouvait-il ne pas savoir ? Il n'est pas possible d'affirmer qu'on ignorait, et qu'on apprend aujourd'hui ce qui se passait. »
Quand le Dr Jacques Délivré, capitaine du 26e régiment d'infanterie à Nancy, arrive dans le Sud constantinois en mai 1955, comme médecin-chef de son unité, « la consigne, explique-t-il au « Quotidien », était de faire de la pacification. Ce n'est qu'à mon départ, en octobre 1957, qu'il y aura des tortures de part et d'autre. Là, l'être humain, lorsqu'il voit ses camarades mutilés, réagit ». « Toujours aux avant-postes, jamais à l'arrière », le Dr Jacques Délivré, rappelé en Algérie début 1962, « n'affirme pas que la torture n'ait pas eu lieu, mais » il ne l'a « pas vue ». « Maintenant, si vous saviez ce que des appelés du contingent, qui vivaient avec moi, ont entrepris pour aider la population. "Il faut savoir ce que nous avons fait", demande Bernard Kouchner, et bien parlons-en. Nombre de volontaires, qui n'étaient pas infirmiers, m'accompagnaient dans les mechtas afin d'y donner des leçons d'hygiène ou des comprimés, voire de prévenir des maladies endémiques et épidémiques, et repartaient le lendemain pour des opérations militaires, là où il y avait des combats. J'en conclus, pour ma part, que c'est la guerre qu'il faut condamner. Il n'existe pas de guerre propre, à partir du moment où des populations civiles sont touchées. En ce qui concerne la torture, je suis contre, que ce soit en temps de conflit ou de paix. Je l'ai écrit dans mon livre " le Carabin rouge " (Le Cercle d'or, 1983). Je m'y oppose en tant que médecin, bien sûr, et en tant qu'homme, car je ne peux admettre qu'on fasse souffrir des gens inutilement.
Comme officier, j'en suis un détracteur, dans la mesure où, lorsqu'on torture quelqu'un qui est innocent ou un coupable qui en réchappe, ses proches et sa famille risquent de devenir des ennemis des Français.
En Algérie, les responsables politiques, à l'époque Guy Mollet et de Robert Lacoste (ministre de l'Algérie, février 1956-avril 1958) ont donné des ordres à l'armée, et tous les pouvoirs, quand de multiples attentats ont causé énormément de victimes. Or, je crois que c'était une erreur, l'armée n'est pas faite pour un rôle qui incombait à des policiers. »
Le bavard officier de renseignements Aussaresses confirme : Max Lejeune, secrétaire d'Etat à la Guerre du gouvernement Guy Mollet, préférait qu'on « liquide » les terroristes plutôt que de les remettre à la justice. « La quasi-totalité des soldats français qui sont allés en Algérie eurent plus ou moins connaissance de l'existence de la torture, affirme-t-il, mais ne se posèrent pas trop de questions car ils ne furent pas directement confrontés au dilemme. Une petite minorité d'entre eux l'a pratiquée, avec dégoût, certes, mais sans regrets. »
* La Ligue des droits de l'homme et la Fédération internationale des droits de l'homme ont déposé une plainte contre Aussaresses, respectivement pour « apologie de crimes » et « crimes contre l'humanité ». Le Mouvement contre le racisme et pour l'amitié entre les peuples s'apprête à saisir, par ailleurs, la justice pour de mêmes motifs. De son côté, Josette Audin, veuve du disparu (le 21 juin 1957) sans sépulture Maurice Audin, entend poursuivre Aussaresses pour « séquestration » et « provocation au crime ».
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