« Titre à venir sur deux lignes »

Publié le 18/05/2015
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Décision Santé. Le livre commence par la déconstruction du sens d’un aphorisme fameux, celui de Rabelais…

Guillaume Carnino. « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme » est un aphorisme que l’on entend régulièrement. Il ne s’agit pas d’infirmer la question morale qui surgit à travers les propos de Rabelais – à savoir, un scientifique doit se préoccuper des conséquences de ses découvertes – mais plutôt de préciser le contexte dans lequel il écrit cette phrase. La science telle que l’envisage Rabelais n’a rien à voir avec l’idée de la science connue aujourd’hui. En fait, l’humanisme rabelaisien est infusé d’une vision théologique. Le savoir vrai vient des connaissances les plus anciennes. Il doit être débarrassé des gloses médiévales afin de revenir à la source, à la parole divine. La science pour l’auteur de Gargantua est une forme de cuistrerie, de faux savoir. Pour obtenir la sagesse, il ne faut donc pas aller du côté de la science. Rabelais ne parle donc pas de ce qui se réalise dans les laboratoires. Il s’insurge en fait contre la science qui aurait oublié l’idée de Dieu. Ce qui renvoie à son évangélisme.

D. S. D’où vient le contresens reproduit à longueur de dissertation à partir de cet aphorisme ?

G. C. Il est lié au changement radical de sens du mot science au cours du XIXe siècle. Au XVIIIe siècle, la science recouvre un savoir générique qui renvoie à l’idée d’une connaissance pas forcément expérimentale. On parle d’une science du sens de la répartie, de l’équitation. Au XIXe siècle, se produit un glissement de sens, et émerge alors la science telle que l’on la comprend aujourd’hui : une connaissance expérimentale, rationnelle, mathématisée, produite en laboratoire, qui renvoie à l’idée de vérité absolue.

D. S. Au XVIIIe siècle, le concept le plus proche de la science moderne serait celui de philosophie naturelle.

G. C. C’est le candidat le plus sérieux, même si on trouve aussi l’expression de philosophie expérimentale. On voit s’opérer une segmentation du savoir qui n’a rien à voir avec celle d’aujourd’hui. Chez Descartes par exemple au XVIIe siècle, dans sa description du grand arbre de la connaissance, ses racines sont la métaphysique, d’où pousse le tronc représenté par la physique. De là émergent trois branches principales, la médecine, la morale et la mécanique. La situation a radicalement changé aujourd’hui…

D. S. Pour autant, la science est érigée au XIXe siècle comme nouvelle religion. On en est loin aujourd’hui…

G. C. L’un des moments clés est la période 1859-1863. Pour la première fois, la production savante est utilisée dans des débats publics à des fins anticléricales. Cette année-là se déclenche le processus d’unification de l’Italie, appuyé par Napoléon III, d’où de vives tensions avec le Vatican. Les républicains retrouvent y voient une marge de liberté pour s’en prendre à l’Eglise. Ils mobilisent les savoirs savants pour battre en brèche certains dogmes sur l’âge de l’espèce humaine, le monogénisme ou le polygénisme (Y a-t-il une seule origine de l’être humain, à savoir le couple Adam et Eve ?). Par ailleurs on invente au même moment un Galilée anticlérical alors même que celui-ci a toujours correspondu avec les Jésuites notamment. Ces controverses vont solidifier deux blocs, la science (dont on prétend désormais qu’elle a toujours existé) face à la religion. On assiste à une séparation constitutive entre les connaissances scientifiques et les productions théologiques. Se crée alors une nouvelle mythologie : de toute éternité, science et religion auraient été en conflit. Même chez un catholique fervent comme Pasteur, l’activité scientifique est jugée incompatible avec la pratique religieuse. La segmentation sociale entraîne une partition psychologique à l’intérieur de la psyché des individus. Seuls les grands prêtres de la science disposent désormais de la légitimité pour énoncer la vérité du monde, ce qui a pour conséquence d’exclure le savoir scientifique du champ politique. Cette dimension resurgit à chaque controverse : une catastrophe à Tchernobyl, Fukushima ; les experts sont alors convoqués pour expliquer au bon peuple quelle est la marche à suivre. La science constitue dès lors une forme d’exclusion politique. Le terme de science est d’ailleurs mobilisé à l’extérieur de l’arène scientifique, jamais à l’intérieur d’un laboratoire.

D. S. Le mot « pair » utilisé par les scientifiques renvoie à une aristocratie.

G. C. Au temps de Hobbes et Boyle, juste après la dictature de Cromwell et la restauration de la monarchie, la science n’a pas encore acquis son statut. Et Hobbes, le grand philosophe du politique n’hésite pas à qualifier la communauté des savants qui réalisent des expériences (la Royal Society, sous l’égide de Robert Boyle) à une secte comme une autre. Boyle va répondre en invoquant justement la légitimité aristocratique : certes, ces expériences sont réalisées en petit comité, mais elles sont vraies car elles sont produites devant la fine fleur de l’aristocratie du royaume. La production du savoir devant les pairs du royaume participe à la crédibilité des résultats.

D. S. À la manière de la trahison des intellectuels traduite par la trahison des clercs selon Julien Benda, faut-il parler de trahison des scientifiques ?

G. C. C’est une question complexe. L’instrumentation dont vous parlez est réelle, et parfois même réalisée sciemment – en témoigne la carrière de Louis Pasteur : celui-ci travaille toute sa vie durant pour l’industrie en échange de récompenses attribuées par le pouvoir politique, ici par le Second Empire et Napoléon III. Il y a une forme d’instrumentalisation réelle au moment où il revendique la notion de science pure tout en faisant breveter ses découvertes. Néanmoins parler de trahison signifie qu’il aurait pu exister un âge d’or où les savoirs savants auraient échappé à tous les filets installés par la société afin d’en recueillir un bénéfice économique, politique voire militaire. En fait, ce moment n’a jamais été observé. Au moment de la révolution scientifique du XVIIe siècle, avec tous ses héros, se produit dans le même temps une dépossession des savoirs populaires. Les savoirs étaient auparavant engrammés dans un tissu complexe au sein des corporations, chez les artisans. On assiste alors à un double processus : délégitimation et accaparement des savoirs populaires. Les sources auxquelles s’abreuvent les savants sont progressivement invisibilisées : l’individualisation de la production des connaissances est associée à la dépossession de leurs anciens dépositaires. Il n’y aurait donc pas trahison mais continuité dans la mise en place d’un savoir spécialisé.

D. S. Où se situe la médecine ? Est-elle en dehors ou au-dedans de la science ?

G. C. La médecine s’inscrit dans une double dynamique. D’une part au moment où la science est synonyme de vrai en toute chose, l’un des enjeux épistémologiques est d’inscrire la discipline pratiquée dans le giron de la science. C’est ce que réussit Claude Bernard avec son Introduction à la médecine expérimentale en 1867 : la médecine devient une science. D’autre part, la médecine s’attachant directement au vécu des humains, elle ne peut être réduite à la seule pratique du laboratoire. Des médecins se mobilisent pour défendre la sécurité sanitaire d’une population a priori broyée par les intérêts supérieurs de la science.

D. S. La crise sanitaire observée à Gennevilliers en est une illustration…

G. C. Je raconte dans le livre l’affaire de Gennevilliers. Paris est confronté à une explosion démographique conjuguée à l’essor industriel. Comment gérer les déchets de toute nature ? D’autant qu’on se contente de tout déverser dans la Seine en période de pluie qui devient un cloaque infâme. Les poissons à leur tour meurent. Et l’odeur s’ajoutant à un air nauséabond provoque des problèmes sanitaires de grande ampleur. Le conseil de la ville de Paris et ses ingénieurs (Belgrand et Alphand notamment) proposent de pratiquer un épandage sur la presqu’île de Gennevilliers censé satisfaire tout le monde. La ville à cette époque est majoritairement maraichère et agricole. Et on espère ainsi satisfaire à la fois les Parisiens débarrassés de la puanteur de ces déchets et les maraîchers heureux de cette nouvelle manne d’engrais. Mais les riverains se plaignent de la masse d’excréments qui envahissent jusque dans les caves et débute alors une controverse qui ira jusqu’à l’Assemblée nationale. La « propagande scientifique » est alors la stratégie revendiquée par les ingénieurs de la ville de Paris, qui veulent « œuvrer de science » pour délégitimer les arguments des opposants. Mais les habitants ne désarment pas et s’entourent de trois médecins acquis aux théories pasteuriennes qui s’efforcent de battre en brèche la position des ingénieurs. Les médecins observent un nombre important de fièvres intermittentes en relation avec les épandages. La médecine est prise entre deux feux, d’un côté la revendication scientifique, de l’autre une implication au côté des populations. Au siècle suivant, la médecine sera souvent animée par cette double dynamique.

D. S. Autour des big data assiste-t-on aujourd’hui à l’émergence d’une nouvelle mythologie ou d’un nouveau danger ?

G. C. Il y a une mythologie qui sert à masquer un réel danger : se rejoue ce qui s’est passé lors du début de l’industrialisation mais à stade plus avancé. À cette époque, on a dépossédé le savoir des travailleurs manuels pour l’intégrer dans les machines : c’est la mission des bureaux d’étude tels qu’ils sont mis en place chez Thomson au début du XXe siècle. Se profile aujourd’hui une nouvelle phase d’automatisation (néanmoins jamais totale) qui s’opère par le big data. Selon le fantasme véhiculé par Google, chacun aurait accès aux soins sans devoir être inféodé aux pouvoirs des médecins : le patient du futur aurait l’opportunité de se soigner seul en ayant recours aux algorithmes extrêmement puissants qui donnent l’accès à une médecine personnalisée. En réalité, cette procédure industrielle est engrammée dans les infrastructures techniques et informatiques : après les cols bleus qui ont été dépossédés hier, c’est au tour des ingénieurs et des médecins d’être menacés par des dispositifs logiciels et robotiques d’une taille et d’une puissance sans précédent. « Nous allons vaincre la mort », proclament les prophètes du transhumanisme financé par Google (nouvelle mythologie qui ne repose d’ailleurs pas sur une culture poussée de l’ingénierie, car l’idée que l’on puisse télécharger sa conscience sur une clé USB et la poster sur les réseaux n’a aucun sens si on commensure la notion d’identité individuelle aux patchs correctifs et autres pratiques évolutives propres aux systèmes informatiques).

D. S. Quelle est l’utilité d’avoir construit ce discours ?

G. C. Son utilité est de masquer les transitions réelles que vont opérer ces dispositifs. Il est aujourd’hui fascinant de reprendre les discours des économistes libéraux au XIXe siècle qui promettaient un âge d’or pour demain grâce au chemin de fer, en remplaçant simplement le train par Internet : on lit les mêmes naïvetés aujourd’hui, alors même qu’à force d’automatiser, le travail salarié se fait de plus en plus rare. À l’horizon 2030, deux chercheurs d’Oxford estiment à 47 % la perte d’emplois liée à l’essor du big data dans nos sociétés industrielles avancées : comme le prophétise Nicholas Carr, on n’aura plus qu’à manger notre smartphone. Se dessine aussi un univers de médecine industrialisée où chacun s’automédiquera. Seuls les plus riches auront les moyens de consulter le spécialiste afin de discuter de son cas en face à face. Aujourd’hui, la religion de la science est supplantée par un nouveau catéchisme, celui de la recherche et de l’innovation. Ce n’est plus un futur radieux qui est promis : l’innovation est une utopie à la mesure de notre rapport au temps contemporain. On ne nous promet plus le bonheur pour tous, mais une amélioration individualisée. Ce qui est le propre du monde dans lequel on vit.

L’invention de la science, la nouvelle religion de l’âge industriel, Guillaume Carnino, collection l’univers historique, éd. du Seuil, 384 p, 2015, 24 euros.


Source : Décision Santé: 301