Décision Santé. Pourquoi Aristote n’est-il pas devenu médecin ?
Pierre Pellegrin. Son père était médecin en Macédoine. Il appartenait à la lignée des Asclépiades, seuls habilités à exercer la médecine. Le dieu Asclépios, l’Aesculape des Latins, avait eu deux fils Podalire et Machaon. Et les médecins s’inscrivaient dans l’une ou l’autre branche. En tout état de cause, le père d’Aristote, qui appartenait à la branche issue de Machaon, ne pouvait pas être le médecin du roi de Macédoine. Seuls les descendants d’Hippocrate, issus de Podalire, étaient autorisés à occuper cette charge. C’était plutôt un théoricien de la médecine. Il avait rédigé des livres de physique. Il a sûrement incité son fils Aristote à s’inscrire dans cette voie. Une génération auparavant, Aristote n’aurait pas échappé à son destin d’être médecin. Avant Hippocrate, on était autorisé à exercer la médecine seulement si on était « bien né », à savoir en filiation avec les Asclépiades. Mais depuis Hippocrate, l’apprentissage de la médecine n’était plus nécessairement lié une condition de naissance. Il suffisait de rémunérer un maître. Pour autant, aucun indice dans l’œuvre d’Aristote ne suggère une quelconque frustration à ne pas être devenu médecin. Il considérait que le statut de philosophe était beaucoup plus prestigieux que celui de médecin.
D. S. Pourquoi un médecin d’aujourd’hui doit-il lire Aristote ?
Jean-Claude Fondras. L’éthique à Nicomaque est l’ouvrage à lire en priorité. Il y parle de la santé qui n’est pas le plus grand bien, mais un des moyens de se réaliser dans la vie si l’on est vertueux de surcroît. Il se moque aussi de ceux qui érigent la santé comme un bien suprême, et des Pythagoriciens qui la réduisent à une série de chiffres. On pourrait y relever certaines consonances contemporaines du côté des médecines parallèles. Comme logicien, il rappelle l’évidence que l’on ne peut être malade et en bonne santé. Enfin, il dispose sur un axe qui va du sain au malsain à la fois les différents modes de vie, dont les méthodes d’hygiène et l’état d’un individu qui sera selon notre terminologie plus ou moins en bonne santé. Il distingue aussi le malade du maladif, celui qui crée ou qui supporte mal l’état de malade.
P. P. Aristote a individualisé les maladies. Ce qui est maladie pour l’un ne l’est pas forcément pour un autre. Avec Aristote on dispose d’une matrice de la pensée biologique qui a traversé les siècles. Chaque fois que la biologie s’est pensée en tant que mécaniste comme au temps de Descartes, elle a fait fausse route. Aristote a en revanche posé comme principe la spécificité de la biologie. Le grand biologiste américain Ernst Mayr se revendiquait aristotélicien.
D. S. Pour Jean-Claude Fondras en revanche, les stoïciens plus qu’Aristote ont davantage influencé les attitudes face à la maladie en Occident.
J.-C. F. Le stoïcisme dans l’expérience de la maladie a laissé davantage d’empreintes du fait de sa longue durée, 600 à 700 cents ans. Spinoza les cite à plusieurs reprises. Descartes recommande à la princesse Elisabeth qui souffrait de spleen de lire Sénèque. Kant perclus de douleur à cause d’un rhumatisme évoque Cicéron. Nietzsche se moque des stoïciens tout en se présentant comme un « surstoïcien ». On les a oubliés aujourd’hui. Certes, la médecine a accompli de grands progrès en augmentant la durée et la qualité de vie. Mais nous avons tous à supporter souffrance et douleur au cours de notre existence. Car la médecine a transformé des maladies en maladies chroniques qui se prolongent tardivement jusqu’au bout de la vie. Dans notre société hédonique, une attitude stoïque nous permettrait pourtant de mieux affronter les épreuves de la vie.
D. S. Ce recours au stoïcisme s’explique peut-être chez les philosophes européens par la volonté de ne pas recourir au médecin, comme vous le soulignez dans votre ouvrage.
J-C. F. Dans la littérature, la pensée populaire et la philosophie, on s’est longtemps moqué des médecins. Montaigne dans l’art de la raillerie à l’égard des médecins atteint les sommets, bien avant Molière. Avant les révolutions thérapeutiques du XXe siècle, il n’y avait pas de grandes différences entre le malade traité par un médecin et celui qui ne l’était pas. Ce qui explique pourquoi tous les philosophes antérieurs prônent plutôt des méthodes d’hygiène personnelle, et suggèrent des recettes plus ou moins discutables. Kant par exemple pour ne pas attraper des rhumes ou des bronchites appelle à ne pas respirer la bouche ouverte. Descartes mange toute la journée ; l’estomac étant réduit à une meule – toujours l’aspect mécanique – il faut donc l’alimenter en permanence.
D. S. Quel est le regard d’Aristote sur les médecins ? Est-il aussi persifleur ?
P. P. On peut citer deux passages. Dans le premier, le meilleur médecin serait physicien. À l’époque on n’est pas si loin de la pensée mythique pour laquelle la maladie échappe au rationnel. Pour Aristote, il s’agit de rappeler qu’elle relève d’un processus naturel. Le tonnerre n’est pas un message divin et la maladie n’est pas une manifestation de la colère des dieux. La physique est en revanche la partie principale de la philosophie. Et doit englober la médecine. Dans ce cadre, la maladie a un statut ambigu dans l’œuvre d’Aristote. La nature dans sa pensée finaliste est parfaite. Comment alors expliquer la maladie alors que la vieillesse et la mort sont des processus naturels ? Dans le second, le médecin développe cette spécificité de prendre en charge l’individuel et de l’articuler au général.
D. S. Pourquoi Aristote a-t-il été lu avec passion par les médecins ?
P. P. À cause de son finalisme. Il est le premier à montrer de manière aussi détaillée et « documentée » comment l’organisme est un ensemble d’organes intégrés qui agissent de concert et ont été programmés pour cela par la nature. Les médecins disposent là d’un discours de la méthode.
D. S. Pourtant, au moment de la renaissance en Occident, la science se développe contre Aristote.
P. P. La physique moderne s’est construite contre la pensée d’Aristote. Elle se devait de révoquer deux thèses d’Aristote. En premier lieu, que les processus physiques ne sont pas quantifiables mais qualitatifs. Seconde idée, la perception sensible nous donne une image fiable de la réalité. Descartes affirmera que nos sens ne nous renseignent pas sur la nature des choses. Platon en revanche n’avait aucune confiance dans les sens. Il fallait liquider cet aspect de l’aristotélisme et opérer un retour vers Platon pour que naisse la science moderne. En revanche, on peut encore lire ses livres de zoologie. Il y a une pensée biologique développée par Aristote qui présente toujours un intérêt aujourd’hui. L’idée que le vivant a un sens en lui-même, et ne peut être réduit à ses composantes physico-chimiques, a été soulevée en premier par Aristote.
D. S. Vous consacrez Aristote comme le père des sciences humaines.
P. P. Il n’y a pas une science humaine qui n’ait pas un soubassement aristotélicien. Dans Les Politiques, vous disposez là du premier traité d’anthropologie politique et sociale. On y trouve même des premiers éléments de linguistique. C’est prodigieux ce que cet homme mort à 62 ans a réalisé en peu de temps.
D. S. Vous citez à plusieurs reprises les ouvrages de Pierre Hadot qui appellent à réaliser les exercices spirituels développés par les anciens. Quel est l’intérêt de ce retour à la sagesse antique pour l’homme moderne ?
J-C. F. Pierre Hadot réserve une place à part à Aristote qui à la différence des stoïciens ne décrit pas un mode de vie. A cause du triomphe de la technique en général et en médecine en particulier, certains s’imaginent que tout ou presque serait en passe d’être réglé. Mais si la médecine nous permet de supporter ce qui sans elle serait insupportable, elle nous laisse toutefois à supporter. La médecine fabrique aujourd’hui des malades qui auront à supporter leur pathologie pendant des décennies. On l’a parfois oublié. Pourquoi alors lire Pierre Hadot ? Il dissocie dans ses livres ce qu’il appelle les exercices spirituels – par analogie avec les exercices physiques – de la pure pensée théorique. D’autres aujourd’hui puisent dans les pensées orientales des recettes ou méthodes que l’on peut retrouver dans notre propre tradition. Ces emprunts à d’autres sphères culturelles sont-ils vraiment utiles ? Il termine d’ailleurs l’un de ses livres par une comparaison entre le taoïsme et le bouddhisme avec la philosophie antique.
D. S. Aristote parle souvent du bonheur, c’est alors une idée neuve…
P. P. Quelle est la fin des fins, c’est le bonheur. Platon ne décrit pas le bonheur comme une fin mais comme un accident heureux du penseur ou un bénéfice secondaire. Pour les stoïciens, le bonheur, c’est être suffisamment maître de soi pour ne pas être dépendant des aléas du monde. Ce n’est pas en tout cas une question soulevée par les religions. Les anciens Grecs eux avaient des croyances mais pas de véritable religion. Pour Aristote, les dieux sont soumis aux lois de la nature et n’interviennent pas dans le monde. La religion et le bonheur sont en vérité incompatibles. Les religions juive, chrétienne et islamique se gardent bien de nous promettre le bonheur ici-bas.
J-C. F. Une forme occidentalisée présente le bouddhisme comme une religion du bonheur. En fait, l’expérience primordiale du Bouddha repose sur la vision d’un vieillard, d’un malade, d’un cadavre. Le bouddhisme doit être décrit comme une tentative d’échapper à ces malheurs, et non pas comme une heureuse succession de réincarnations.
D. S. Alexandre le Grand éduqué par Aristote n’a rien retenu de l’enseignement de son maître. Il a construit un empire alors qu’Aristote voyait dans la cité un idéal absolu. À quoi servent donc les philosophes ?
P. P. Aristote pensait que la cité était indépassable. Il n’a pas compris que se produit alors une mutation à savoir la fin de la cité et le début de l’empire… Alexandre appelait à une fusion biologique entre les barbares et les grecs. Il a épousé une perse. Il était finalement moins ethnocentriste qu’Aristote. Il valait mieux pour autant qu’Alexandre décède avant son précepteur. Aristote était en effet en grand danger à cause de sa théorie politique établie pour des citoyens libres…
Encadré. Pourquoi consacrer un chapitre au transhumanisme ?
J-C. F. C’est un débat qui va s’amplifier au cours des prochaines années. Le transhumanisme répond à la définition d’une idéologie, à savoir un ensemble d’idées et de représentations qui structurent un groupe constitué ici par des informaticiens, des biologistes moléculaires et autres spécialistes. Ils se baptisent parfois philosophes, même lorsqu’ils ne le sont pas. Je les appellerai plutôt futuristes. On peut y discerner un lien très fort entre la puissance attribuée à la technique et la question du bonheur et de la santé. Si l’on opère un retour en arrière, la santé était un des facteurs possibles du bonheur. Depuis la phrase attribuée à Voltaire, « J’ai décidé d’être heureux parce que l’on m’a dit que c’était bon pour la santé », on demande à la technique de produire de la santé devenue l’équivalent du bonheur. Dans cette perspective, il faut avoir une confiance absolue dans le service après-vente. Ce serait une technique qui n’a pas de raté et élimine l’aléatoire. Dans ce « nouveau monde », il n’y a pas de nouveau virus. Il est cependant impossible de mettre une barrière nette entre une médecine conçue uniquement pour guérir et une médecine orientée vers l’amélioration de l’homme. Si l’on prend l’exemple du sommeil, la médecine peut traiter l’hypersomnie. Elle répondra demain au désir de celui qui souhaite dormir moins pour des motifs professionnels ou ludiques, peut-être par manipulation génétique. S’il est difficile de s’accorder a priori sur les limites d’une nature humaine, on peut s’interroger sur les conséquences de telles techniques ; quels sont les changements sur notre vie, pour l’humanité ? Quels sont les impacts économiques ? Enfin il ne faut pas se leurrer, le premier homme transformé sera un soldat. La technique, cela sert d’abord à faire la guerre.
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