Décision Santé. Quelle serait la vraie crise de la Sécurité Ssociale ?
Colette Bec. Je vais peut-être vous choquer, mais la vraie crise n’est pas financière comme on l’entend depuis des décennies mais politique. La Sécurité sociale a perdu la place que lui avaient attribuée ses concepteurs. Elle est désormais déclassée. Et perçue par les 80 % de la population française comme un guichet de banque où l’on attend un retour sur investissement.
D. S. Les Français y sont pourtant très attachés. Et les politiques redoutent d’y porter atteinte…
C. B. Le premier sondage qui a interrogé les Français sur la Sécurité sociale a été réalisé en 1948. Il témoignait d’un attachement de la population à l’institution qui n’a jamais été démenti. Elle a transformé, il est vrai, la vie des individus. Parmi les avancées, on peut évoquer la diminution spectaculaire du sentiment d’insécurité, l’augmentation de l’espérance de vie. Autant de facteurs que l’on peut imputer directement ou indirectement à la Sécurité sociale. Certes, les politiques n’ont jamais remis en cause frontalement la Sécurité sociale. Toutefois, l’absence de réforme structurelle ne signifie en aucun cas un immobilisme. Après une série de petites retouches, la configuration de l’institution n’a plus rien à voir et s’éloigne de plus en plus des principes qui ont inspiré sa création en 1945.
D. S. Quels sont les grands principes de 1945 ?
C. B. Contrairement à 1918, la volonté générale n’est pas de revenir à la situation d’avant-guerre. Il existe un consensus entre les grandes familles politiques de l’époque, les communistes, le MRP, les gaullistes pour organiser un autre type de société qui serait juste et solidaire. L’État d’adversaire devient allié. Les contemporains parlent alors de la victoire de l’« idée socialiste ». Une démocratie pour fonctionner exige une réduction des inégalités autour d’un projet commun. Dans ce contexte, le Sécurité sociale est pensée comme une des pièces centrales de ce nouveau cours de l’Histoire.
D. S. Pourquoi près de soixante-dix ans plus tard, le système ne serait plus solidaire ?
C. B. Une solidarité horizontale s’exerce toujours entre les malades et les biens-portants, entre jeunes et vieux, etc… Mais dès le départ, au-delà des réalisations positives, se dissimule un conflit plus ou moins larvé entre la conception de Pierre Laroque où la Sécurité sociale étend sa protection à l’ensemble de la société et celle des assurances sociales de 1928, beaucoup plus étriquée portée par le patronat. En 1928, le patronat s’était certes opposé à ces nouvelles lois, sans succès. Lorsqu’il reprend la parole après 1945, il défend le principe d’une protection limitée au monde du travail qui reposerait sur un mode assurantiel. Dès 1951, un auteur évoque l’idée de débarrasser la Sécurité sociale d’une solidarité artificielle. Ce conflit va structurer pour longtemps l’histoire de la Sécurité sociale.
Certes l’État tout au long des années continue son projet de couvrir l’ensemble de la population. Mais il emprunte des techniques pour le moins contradictoires avec au final une machine opaque quasiment ingouvernable.
D. S. Selon vous, l’idée patronale de la protection sociale se serait peu à peu imposée.
C. B. Souvenons-nous des propos de Nicole Questiaux en 1981 dans le premier gouvernement Mauroy. Elle explique dans un entretien pourquoi elle avait souhaité être la ministre de la Solidarité. Certes, souligne-t-elle, la Sécurité sociale est un problème complexe. Mais il ne faut pas le réduire à ses seuls aspects financiers. L’approche doit être politique. Elle aura cette phrase malheureuse : « Je ne veux pas être le ministre des Comptes. » Quelques mois plus tard, elle sera remerciée et remplacée par Pierre Bérégovoy qui lui se présentera comme le ministre des Comptes. À part cet intermède, depuis 1967, la tendance lourde est uniquement gestionnaire. À savoir, on a les yeux rivés sur l’équilibre des comptes en oubliant tout le reste. Par exemple, quels devraient être les principes d’une protection sociale au XXIe siècle ? Doit-on encore s’inspirer des principes de 1945 ? Aujourd’hui, la seule piste de réflexion est la réduction du déficit d’une année à l'autre.
D. S. On ne peut pour autant occulter la question du déficit. Le livre n’apporte pas de réponse à ce problème.
C. B. De la place que j’occupe, mon objectif est de comprendre comment nous en sommes arrivés à la situation d’aujourd'hui. Je ne supporte plus ces apprentis bricoleurs dotés d’une clé à molette qui nous promettent de réparer un engin, alors qu’ils ignorent où réside la panne. Cela fait partie de la solution que de se poser la question : Comment en sommes-nous arrivés-là? Où sont les problèmes? On doit résoudre en termes politiques la question centrale de la protection sociale.
D. S. Les ordonnances de 1967 sont un moment pivot selon vous dans la bascule gestionnaire.
C. B. C’est la première grande réforme menée depuis 1945. On peut y reconnaître des aspects positifs comme l’introduction de la fiscalité pour payer les cotisations de ceux qui n’ont pas les moyens de les acquitter. Mais c’est à partir de ce moment qu’émerge la grille de lecture gestionnaire. Elle a été menée sous le régime des ordonnances en l’absence de débat au Parlement. Même le ministre des Affaires sociales de l’époque, Jean-Marcel Jeanneney en apprend l’existence 48 heures avant leur promulgation. Il les qualifiera d’ « erreur » dans un entretien.
Je ne sais pas si l’esprit de ces ordonnances s’inspire d’un texte patronal. En tout état de cause, il répond pour le moins aux préconisations du CNPF, le Medef de l’époque. On sépare donc les risques, les caisses. Ce qui permet d’abandonner cette « grande ineptie » de vouloir procéder à une redistribution des revenus, à la réduction des inégalités grâce à l’instrument de la Sécurité sociale telle qu’elle avait été pensée par son fondateur Pierre Laroque. Vingt ans après en 1987 sont organisés les États généraux de la Sécurité sociale en pleine période de cohabitation. Comme pour faire oublier les ordonnances de 1967, des débats sont organisés dans toute la France. Mais d’entrée de jeu, Philippe Seguin prend garde de préciser qu’il ne s’agit pas d’une question politique. Son diagnostic repose principalement sur le vieillissement de la population, les modifications de l’emploi et le futur marché unique (1992).
D. S. Philippe Seguin n’avait-il pas raison ? Vous racontez comment la création de la Sécurité Sociale est l’oeuvre de hauts fonctionnaires plutôt que celle des politiques.
C. B. La trajectoire de Pierre Laroque est exceptionnelle. Il avait participé à la mise en œuvre des premières lois de protection sociale en 1928. En 1945, il travaille main dans la main avec le ministre Alexandre Parodi. En tout état de cause, Pierre Laroque n’est pas seulement un technicien. Il défend une vision politique, à l’image de William Beveridge en Angleterre, même si les deux projets de Sécurité sociale sont différents. De l’autre côté du Channel, la révolution industrielle s'est produite quarante ans avant la France. Les Anglais ont connu le chômage de masse. Et Beveridge n’allait pas financer un système de protection sociale reposant sur le principe des seules cotisations, dispositif qui le condamnait à la faillite. Mais au-delà des différences, les deux hommes partagent la même philosophie. Ils visent en effet à organiser collectivement la liberté individuelle.
D. S. Le ver n’était-il pas dans le fruit dans le choix de Pierre Laroque de construire le système de Sécurité sociale sur les seules cotisations des salariés et employeurs ?
C. B. Pierre Laroque s’inscrit dans la lignée de Jean Jaurès ou du président Roosevelt qui défendent le lien entre la cotisation et l’ouverture des droits. En cas de crise, le Parlement ne pourra défaire ce droit. Par ailleurs, la viabilité du système repose à terme selon son fondateur sur l’éducation à la solidarité. Cette mission revient aux syndicats qui héritent de la gestion des caisses. Mais dans le même temps, Laroque appelle à la diversification des modes de financement. À l’époque, les syndicats partageaient cette vision. Puis peu à peu, pour diverses raisons dont la conservation de leur pouvoir de gestion, les syndicats ont considéré avec le patronat comme charges indues tout ce qui ne relevait pas de l’assurance mutuelle des salariés. Abandonnant au passage la philosophie de la Sécurité sociale. Avec ce type de slogans, « protégeons nos acquis, ne touchons pas à la Sécu » , la Sécu a en fait changé, mais sûrement pas dans le bon sens.
D. S. Pourquoi le France, patrie des droits de l’Homme et de la révolution est en retard sur l'Allemagne ou le Royaume-Uni en matière de protection sociale?
C. B. Il faudrait revisiter toute l'histoire du XIXe siècle. Mais si le livre commence en 1880, c'est parce qu'avec l'arrivée au pouvoir des républicains se produit une reconnaissance de l'échec du libéralisme et donc une réponse politique par le biais des premières lois. Pour revenir à l'Allemagne, c'est le seul pays où un accord entre l’État et le patronat permet la création d’une Sécurité sociale afin de neutraliser la contestation politique.
D. S. Vous décrivez comment le droit individuel est érigé au cours des dernières années en priorité avec une tension autour du couple sécurité des personnes/libertés.
C. B. Ces deux notions ont longtemps été présentées comme antinomiques par le mouvement libéral. Or les ordonnances de 1945 ont le mérite de les articuler. Il ne peut pas y avoir de liberté sans sécurité. Dans le même temps, trop de sécurité déresponsabilise les individus. Pierre Laroque en mentionne le danger dès la création de la Sécurité sociale. On est donc contraint de circuler entre deux écueils. D’un côté, l’absence de sécurité est une absence de liberté. De l’autre, une trop grande sécurité sans éducation à la solidarité – c’est là un enseignement de Laroque – est un ferment d’individualisme. En 1945, la question de la place du curseur est explicitement posée. Sans être jamais réellement tranchée, l’ articulation qu’exprime la notion de solidarité est posée alors comme horizon commun.
D. S. Pourquoi la gauche française l’a perdue ?
C. B. La gauche s’est ralliée au libéralisme économique en 1983. A ce moment, l’économie devient le seul moteur possible de transformation sociale. La politique aujourd’hui doit reprendre la main, comme le recommande la Banque mondiale dans un rapport publié en juin 2013. La gauche se limite aujourd’hui à des réformes sociétales qui lui donnent l’illusion d’être encore dans le progrès. Depuis le discours de politique générale prononcé par Pierre Mauroy en 1981, la gauche ne se fixe plus pour objectif de donner du sens au collectif, de l’organiser en société, de le réguler. Ce qui est pourtant le sens de la politique en démocratie.
D. S. Le culte des droits de l’Homme s’est selon vous substitué à la politique.
C. B. La Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen est le texte fondateur de notre démocratie. La légitimité du pouvoir vient du peuple. Mais il ne suffit pas de les proclamer pour qu’ils soient effectifs. Le premier article « tous les hommes naissent libres et égaux en droits », ainsi rédigé, est faux. Il faudrait plutôt lire « doivent devenir libres et égaux ». C’est bien ce que qu’ont compris les rédacteurs du préambule de la constitution de 1946 et les inventeurs de la Sécurité sociale en 1945. Ils reprennent certes les principes de 1789. Simplement, ils ajoutent que pour arriver à la liberté de, il faut bénéficier d’un droit qui engage la collectivité. Les politiques sociales menées au cours des Trente Glorieuses se sont inspirées de ces principes. A partir de 1989, après avoir été porté par les dissidents en Europe orientale, cette politique des droits de l’homme pénètre des sociétés comme les nôtres. La pauvreté est perçue alors comme une atteinte aux droits de l’homme. Se produit une rupture dans l’articulation du politique et du juridique. Résultat, on ne s’interroge plus sur les conditions d’effectivité du droit. La proclamation des droits suffit à occuper le devant de la scène. Que signifie la mise en place d’un revenu minimum, concept imaginé par des ultras libéraux américains et introduit en France (RMI) à la veille du bicentenaire de la Révolution ? En pratique, c’est un droit normatif qui pose un idéal comme s’il n’y avait plus d’idéal collectif ou politique. On abandonne la lutte contre les inégalités au profit d’un combat contre la pauvreté. Cette substitution explique une partie des problèmes actuels. Dans la lutte contre les inégalités, on intervient sur des logiques collectives pour réduire les écarts entre les groupes, les individus. Avec l’abandon de cette politique, on assiste à une prolifération de droits spécifiques pour ce les diverses cohortes de pauvres, sans s’attaquer aux logiques collectives qui sont à l’origine de ce surcroît de pauvres. C’est un changement fondamental de regard politique. Comme l’a écrit Pierre-Jean Imbert dans la revue Droit public « droit des pauvres, pauvres droits ». Tout est dit…
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