Décision Santé. De nombreuses années se sont écoulées entre la publication du troisième et du quatrième tomes.
Louise L. Lambrichs. En fait, ce n’est pas le quatrième tome. Car si Mirko D. Grmek (mort en 2000) avait pu réaliser un quatrième volume, il l’aurait conçu différemment. Le troisième volume s’achevait en 1914. Notre éditeur au Seuil nous a demandé, à Bernardino Fantini et à moi, si nous pourrions concevoir un volume consacré à l’histoire de la pensée médicale au XXe siècle. La réalisation a nécessité sept ans de travail. Car nous avons dû nous adapter aux disponibilités des auteurs, dont beaucoup résident à l’étranger. La seule élaboration du sommaire a demandé un long travail, avant même que les uns et les autres commencent à écrire.
D. S. Vos deux contributions tranchent avec les autres textes. Vous dénoncez la situation actuelle où la médecine moderne s’est coupée de la psychanalyse. Il y a là un engagement.
L. L. L. Lorsque l’on écrit, on est toujours engagé dans ce qu’on écrit. Si l’on n’est pas concerné, on n’écrit pas. Certes, le ton n’est pas celui d’un observateur qui parlerait de Sirius. Depuis que j’ai travaillé sur la vérité médicale – sorte de propédeutique à ce que j’ai développé ensuite, et plus profondément élaboré – je n’ai cessé de me demander comment on pouvait définir un être humain. Puisque, comme le dit Claude Bernard, « le problème en définitive, c’est le malade ». Cela m’a amenée à soulever une question épistémique radicale, par rapport à différents courants de pensée qui ont traversé le XXe siècle, en particulier le holisme. Ce mouvement, dont l’horizon est une prise en charge globale de l’individu, soulève une question majeure : dans ce contexte, que fait-on des apports de la psychanalyse ? Sans autre forme de procès, il semble que la plupart l’évacuent…
D. S. Chez certains psychiatres en formation, il y aurait même un rejet…
L. L. L. Cette attitude soulève la question du déni du sujet singulier, qui s’observe bien au-delà du champ médical où elle n’est guère approfondie. Dans ce volume, on voit apparaître l’idée de traitements individualisés. Médicalement parlant, c’est important bien sûr. Mais l’idée d’individualisation est aussi porteuse de l’illusion que le médecin prendrait en charge tout l’être humain, dans toute sa singularité. Sur la base de quelle théorie ? De quelle représentation de l’homme ? Dans tous les systèmes de pensée médicaux, les praticiens ont élaboré des théories en partie imaginaires, sur la base de ce qu’ils voyaient. Dans les théories actuelles, où est l’imaginaire ? Le réel, relativement à ce qu’est un sujet humain singulier, n’est-il pas toujours masqué au regard du médecin ? Car l’être humain, nous sommes d’accord je suppose, n’est pas réductible à sa dimension biologique… Au temps des pharaons, on vidait les corps sans rien voir des organes retirés. Les médecins voyaient dans l’amas de viscères la confirmation de la théorie qu’ils avaient en tête. C’est pour le moins vertigineux. Mais n’est-ce pas encore ainsi aujourd’hui, d’une autre façon ? Sortir de ce mode de pensée, éveiller les futurs médecins à cette sensibilité représente un enjeu essentiel dès le début de leur formation et non à la fin où ils sont déjà pris, sans le savoir, dans un système de pensée et finalement dans un moule. Que fait exactement le médecin, et dans quel cadre ? Quelles sont ses limites ? La pensée médicale a ceci de spécifique qu’elle est articulée à un acte. L’acte posé par le médecin est dépendant de sa pensée, et donc du style de pensée qui lui a été inculqué. Il est donc capital qu’il soit familiarisé, très tôt, avec la façon dont fonctionne la pensée médicale, depuis l’Antiquité. C’est une condition importante pour développer son jugement et son esprit critique.
D. S. Comment se traduit ce que vous appelez « l’impensé du médecin » ?
L. L. L. Par des actes, comme on le voit dans les PMA par exemple. La pratique est certes médicalisée, mais elle n’est plus médicale au sens de soulager, soigner des pathologies organiques. Qu’est-ce qui justifie par exemple le prélèvement d’ovocytes chez une jeune femme en bonne santé ? Le don de sperme ne soulève pas les mêmes problèmes. Mais lorsque le médecin ponctionne ces ovocytes, pratique-t-il encore la médecine ? Qu’est-ce qui légitime cet acte médicalisé ? Comme le dit Roger Bessis, l’acte médical est transgressif par rapport au droit pénal. Sa seule justification est sa vocation thérapeutique. Lorsque l’on parle de médecine du désir, on est ailleurs…
D. S. Est-ce si répréhensible que la médecine élargisse son champ d’action ?
L. L. L. Mais est-ce encore de la médecine ?
D. S. Les médecins font face à la souffrance des femmes…
L. L. L. Vous parlez là de la souffrance psychique des couples infertiles, et pas seulement des femmes puisque les hommes stériles aussi souffrent... Depuis quand la médecine soigne-t-elle la souffrance psychique ? Les médicaments auraient plutôt tendance à la faire taire, d’ailleurs, cette souffrance. Pas à la prendre en charge pour ce qu’elle est. De plus, le recours permanent à des arguments compassionnels pour légitimer l’application de toutes les techniques a quelque chose d’insupportable, au sens où les bons sentiments viennent à la place d’une élaboration et d’une problématisation qui me paraît nécessaire. Voyez les associations qui défendent le principe de la gestation pour autrui. Elles mettent en avant l’idée selon laquelle ces enfants sont tellement désirés qu’on peut être sûr qu’ils seront bien aimés. Mais est-ce là que se situe le problème ? Lorsqu’un médecin intervient pour assister une femme lors de son accouchement, son rôle est légitime. Dans certains cas, il sauve des vies, celle de la mère, celle de l’enfant, il prévient des catastrophes. Aujourd’hui, nous sommes passés à un autre stade, celui où il intervient au stade de la conception. L’acte médical remplace l’acte sexuel. Le rôle du médecin est-il de devenir un pourvoyeur d’enfants ? Est-ce une priorité sociale de prendre en charge ces actes médicalisés, quand tant d’autres personnes manquent des soins médicaux les plus élémentaires ? De plus, dans le cas de la gestation dite pour autrui, nous sommes en contradiction totale avec ce qui a été promu en périnatalité depuis des décennies, à savoir tout faire pour éviter la rupture des liens entre la mère et son bébé. Ici, comme l’ont écrit Myriam Szejer, René Frydman, Jean-Pierre Winter et Marie-Claire Busnel, c’est un abandon sur ordonnance. La médecine est confrontée là au sens de ses actes. La question, c’est le rapport à la technique. Toute avancée technique étant perçue comme un progrès, la plupart considèrent que si c’est possible, on devrait pouvoir le faire. C’est pourquoi je pense que l’on finira par légaliser cette gestation dite pour autrui. Autorisée en dehors de nos frontières, déjà pratiquée ici même si elle est en principe interdite, les juristes seront mis devant le fait accompli, et ils suivront. Le XXe siècle est marqué par des innovations majeures et des techniques de plus en plus puissantes. Ce qui doit interroger le médecin sur le cadre de sa pratique. Car les techniques soulèvent peut-être beaucoup plus de questions qu’elles n’en résolvent, en particulier dans le domaine de la génération.
D. S. La bioéthique apporte des réponses.
L. L. L. La bioéthique est une invention issue des milieux médicaux et scientifiques qui semblent ignorer que la loi ne dit pas l’éthique mais s’en inspire. Au départ, d’ailleurs, le Conseil constitutionnel avait exprimé des réticences face à l’idée de promulguer des « lois de bioéthique ». Mais il n’a pas pu résister face à cette lame de fond qui m’apparaît comme un renversement des valeurs que nous prétendons soutenir. À vrai dire, il s’agit là d’une aberration philosophique – ce qui peut s’observer dans la loi de bioéthique interdisant le clonage. Si on examine le texte de près, on comprend que le législateur a légiféré non pas sur le réel du clonage, mais sur le fantasme consistant à croire que l’on pourrait faire un double de quelqu’un – ce qui scientifiquement est impossible. Nous avons donc légiféré sur l’impossible – autrement dit sur le réel en tant qu’il est inconscient. Quand on y pense, c’est assez vertigineux. Dans le même temps, un Comité consultatif national d’éthique a été créé. Résultat, tout le monde parle de l’éthique sans faire la différence entre l’éthique et la morale. Des heures d’enseignement sur la bioéthique sont dispensées aux étudiants, ce qui leur donne l’illusion qu’ils savent ce qu’est l’éthique – domaine de la philosophie articulée au politique. Ils font donc de la politique sans le savoir, comme monsieur Jourdain faisait de la prose, et personne n’ose critiquer l’existence de ces chaires de bioéthique alors que les philosophes, eux, ont eu la prudence de ne pas créer de chaire d’éthique – ce qui ne semble pas avoir interpelé les scientifiques. Ne faudrait-il pas plutôt rappeler la philosophie, c’est la capacité de voir et de montrer les problèmes là où la pensée naïve ne les voit pas ? Si l’on reste dans le registre du médical, les bonnes questions se posent dans le registre du soin et dans la prise en charge des malades. Classiquement, le médecin soigne des personnes affectées d’une ou de plusieurs pathologies organiques conceptualisées – car les maladies ne sont pas des entités naturelles – et parce qu’elles sont affectées d’une pathologie organique. Or rien ne permet d’affirmer que la souffrance psychique relève de l’organique. Il convient donc toujours de s’interroger sur le rapport entre la pensée et l’acte. Ce livre n’est pas un objet consensuel. Si l’on réunissait tous les auteurs autour d’une table, ils seraient loin d’être d’accord sur un certain nombre de sujets. C’est pourquoi j'ai récemment rédigé un article sur la place du non-savoir dans les « medical humanities »…
D. S. Que sont ces « medical humanities » évoquées à plusieurs reprises dans l’ouvrage ?
L. L. L. Il s’agit d’un nouveau champ académique extrêmement vaste, qui englobe toutes les disciplines non biologiques, y compris la littérature. Face aux nouveautés actuelles, les médecins ont besoin d’espace de pensée et de temps pour penser. Mais peuvent-ils à la fois faire leur métier et prendre le temps d’écrire ? C’est une activité exigeante, et très chronophage. Les groupes Balint en revanche devraient se développer plus largement. La psychanalyse a beaucoup à apporter aux médecins. La création de ces « medical humanities » donne l’impression que les médecins devraient tout savoir. Ne faut-il pas plutôt les encourager à maîtriser les connaissances nécessaires à leur pratique, et à situer clairement les limites de leur métier ? La grande majorité d’entre eux, du fait sans doute d’un défaut de formation, n’identifient pas toujours les frontières de leur champ d’intervention, où commence et où s’arrête la médecine, et quand un médecin pourrait passer la main à d’autres thérapeutes. Sur ce point, il y a trop de polémiques un peu vides, et pas assez de vrais débats. La littérature, grâce à la finesse et à la sensibilité de certains écrivains, soulève des questions fortes, parfois même éternelles. Le contenu en est toujours plus riche qu’on ne le croit à première vue, et que ce qui est transmis dans les formations sur les annonces de maladies graves, par exemple. La grande littérature permet de penser tout ce que les « medical humanities » ne pensent pas.
D. S. On peut s'étonner qu’il n’y ait pas de chapitre sur le care.
L. L. L. Ce volume ne prétend pas à l’exhaustivité. Cela dit, les études sur le cure et le care n’apportent pas, à mon sens, une épistémologie suffisamment claire. Dans les pays de langue anglaise, tout ce qui est psychique relève des « palliative care » – ce que nous avons traduit par « soins de support ». La prise en charge psychique se trouve ainsi rangée dans la même catégorie administrative que le choix d’une perruque après chimiothérapie. Où est le sujet malade, là-dedans ? La médecine hospitalière est toujours habitée par le désir ou la prétention de tout faire. Le holisme est là en acte – et le psychisme est pris en charge par la psychiatrie et la psychologie, tandis que le psychanalyste, dans la plupart des cas, est évacué de l’institution.
D. S. Cet ouvrage s’inscrit dans la suite des travaux de Mirko D. Grmek. Pour autant, son œuvre si elle est étudiée n’a pas encore trouvé toute sa place dans le champ médical. Comment peut-on l’expliquer ?
L. L. L. Il y a plusieurs raisons à cela. D’une part, l’histoire de la médecine et de la pensée médicale est assez peu étudiée en France – contrairement aux pays germaniques ou anglo-saxons, où elle a une place importante à l’université. En France, les médecins sont assez ignorants de l’histoire de leur propre discipline – ou alors ils en ont une vision naïve, anecdotique, glorieuse voire héroïque, sans en percevoir les vraies difficultés. Nous avons pourtant, dans ce domaine, de grands ancêtres, comme Littré par exemple. Rappelons que Grmek a créé le concept de pathocénose dans une tradition hippocratique, autour de l’idée que les maladies ne sont pas des entités naturelles mais répondent à une dynamique beaucoup plus complexe qu’on ne l’imagine. Or les médecins non familiers de l’histoire de la pensée médicale ont spontanément tendance à « ontologiser » les maladies (ce qui est une conception pré-hippocratique) au lieu de comprendre qu’elles sont inscrites dans un système de pensée et dans un milieu. Le travail, à cet égard, ne fait que commencer.
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